Pavé bien dense et bien compact, « 38 rue de Londres » est en quelque sorte le troisième tome d’une trilogie officieuse de Philippe Sands initiée avec « Retour à Lemberg » et « La Filière ».
Vu l’intérêt de l’auteur franco-britannique, juriste en droit international, pour les concepts de génocide, de crime contre l’humanité, pour le devenir des Nazis après-guerre, entre grands procès comme celui de Nuremberg, chasses et réseaux d’exfiltration, il n’était pas très étonnant qu’il consacre un ouvrage à l’arrestation d’Augusto Pinochet à Londres, en 1998.
En effet, le Chili, comme l’Argentine, a été un pays où un certain nombre de Nazis ont « refait leur vie » après guerre, et la bataille judiciaire menée contre l’ancien dictateur chilien fait écho à celles menées contre certains Nazis, et notamment un certain Walter Rauff, spécialiste des camions à gaz durant la Seconde Guerre Mondiale, connaissance (a minima) de Pinochet, et qui fut durant plusieurs décennies le gestionnaire discret et efficace d’une conserverie de fruits de mer chilienne.
Chez Philippe Sands, tout est toujours lié, et empreint d’implication personnelle. De l’immunité à l’impunité, il n’y a qu’une lettre, et c’est tout le débat qu’il va y avoir autour de l’arrestation de Pinochet, alors qu’il séjourne à Londres pour une opération médicale bénigne. C’est un véritable choc, déjà pour Pinochet qui ne s’y attendait pas du tout, mais aussi pour la justice internationale, car c’est un précédent, c’est la première fois qu’un ancien chef d’état est arrêté dans un pays autre que le sien pour avoir commis un crime international. Ce sont en effet deux juges espagnols qui sont derrière le mandat d’arrêt international car il y a eu des victimes espagnoles durant l’exercice de Pinochet, et celui-ci est accusé de génocide, de torture, de terrorisme international, et d’enlèvements. De nombreuses questions vont alors se poser : l’immunité de Pinochet est-elle valable? peut-il être extrad en Espagneé? les faits qui lui sont reprochés sont-ils d’ordre politique?
Philippe Sands décrit toute la procédure de manière ultra détaillée, en introduisant une multitude de personnages, ce qui peut être parfois un peu ardu, a fortiori lorsque, comme moi, l’on est peu familier en matière de droit international, mais il est passionnant (et inquiétant) de constater à quel point la politique et la justice sont liées.
En parallèle, il s’intéresse à Walter Rauff, décédé en 1984, car ce criminel de guerre n’a jamais été vraiment inquiété, malgré les demandes d’extradition à son encontre. Vu que Rauff et Pinochet se connaissaient, bien avant que ce dernier ne prenne le pouvoir, vu la stature de Rauff et vu l’influence nazie au Chili, Philippe Sands soupçonne que l’ancien SS n’était pas qu’un gérant de conserverie mais qu’il jouait, dans l’ombre, un rôle fort au sein du régime de Pinochet, et dans certains crimes commis pendant la dictature…
Entre facette juridique et enquête, l’ouvrage de Philippe Sands n’est pas toujours évident à appréhender, l’auteur prend vraiment son temps, multiplie les allers-retours, mais c’est un livre haletant, fascinant, frustrant aussi, car ces deux hommes aux crimes terribles mourront âgés, dans leur lit, entourés de leur famille, et la justice internationale ne semble pas avoir fait beaucoup de progrès dans ce domaine, 25 ans après le décès de Pinochet…
Une somme de travail, qui se mérite, mais qui est passionnante.
Publié en Août 2025 chez Albin Michel, traduit par Christophe Beslon, 544 pages.



