Monde sans oiseaux – Karin Serres

C’est dans le cadre du non-challenge de Galéa que j’ai découvert ce roman, coup de cœur de Jérôme.

Je pense que c’est vraiment un roman « quitte ou double », soit qui emporte soit qui laisse complètement froid, mais qui m’a enthousiasmée.

Le monde dans lequel évolue « Petite Boite d’Os », l’héroïne, est un petit village de pêcheurs est à la fois banal-les occupations et les goûts sont très similaires aux nôtres- et extraordinaire :les cochons nagent et sont fluorescents, les maisons font la transhumance, on peut habiter le corps de son frère quand on en a marre d’être une fille en pleine puberté…
Un soir, après le dîner, j’essaie, pour voir. Je laisse ma peau de fille dans le fauteuil vert et je me glisse dans celle de mon frère que j’éteins d’un claquement de doigts : couché, Fabrice ! Dans le salon étouffant, les bûches craquent. Personne ne se rend compte de rien. Je me coule dans ma nouvelle peau d’homme, je visite. Je m’étire jusqu’au bout des grosses mains calleuses, des pieds meurtris, sous le plafond hérissé de racines de cheveux, et je me pose sur l’entrejambe au sexe qui déborde, balle sur balle, et le pénis mou dessus. Je respire largement dans ces épaules carrées. La pomme d’Adam, boule de mie de pain coincée. Une énergie brûlante, tapie dans les muscles, prête à bondir. Une extrême fatigue aussi. Dans les joues, mille pointes de barbe m’assaillent. Lentement, je commande à l’une des mains d’homme de se fermer. Puis de s’ouvrir. Leur palmure est sombre et velue.
« Petite Boite d’Os » est la fille du Pasteur, courtisée par le vieux Joseph, dit « Le Cannibale », car au moment du Déluge, il était parti chercher de la nourriture avec un météorologiste suédois qui n’est jamais reparu. Il ne l’intéresse pas jusqu’au jour où il l’emmène faire de la plongée pour rendre visite aux morts jetés dans le lac.

 

Nous entrons dans une zone de tombeaux monumentaux. Dans le faisceau de nos torches, des sortes de caveaux décorés défilent. Le vieux Joseph pousse une porte moisie qui se couche au ralenti dans un nuage de vase. Derrière, un couloir étroit dont nos palmes font voler l’épais tapis vert-de-gris, révélant un carrelage d’échiquier fissuré. Nous sommes des découvreurs d’épaves. Sous la main noire du vieux Joseph, les portes gonflées tombent silencieusement dans la purée grise, dévoilant des contours familiers. Ma lumière accroche des lambeaux de papier à fleurs décolorés qui agitent mollement leurs tentacules fatigués, des restes de lambris courbes, hérissés de clous rouillés. Des chapelets de bulles traversent 

l’obscurité liquide, et le sang bat dans mes oreilles.
« Petite Boite d’Os » épouse le Vieux Joseph, qui sera le compagnon de toute une vie, une vie banale faite de joies (la vie à deux, la naissance de leur fils Knut) et de peines (une fausse couche, des décès, un accident, la transformation du monde dans lequel vit Boite d’Os…). Il n’y a rien de vraiment extraordinaire dans ce roman, et pourtant la magie opère.
La nuit, le vent du nord souffle si fort qu’il claque des branches contre la maison et siffle sous le toit. Je visite mon corps de l’intérieur. Sa grande charpente d’os comme une cale de bateau. Son souple entrelacs ondulant d’organes et de boyaux.
Son réseau de fins tuyaux où le sang pulse, rouge et bleu. Le double soufflet régulier de ses poumons. La pompe sourde de son coeur. La centrale électrique dans sa petite boîte d’os, là-haut, au coeur du coussin mou et strié replié sur lui-même, au secret.
Il est difficile de raconter ce récit court à la fois simple et poétique, qui oscille entre réalisme et fantastique, et m’a transportée dans la bulle de la vie de Boite d’Os. C’est un premier roman ovni, une petite parenthèse enchantée à laquelle je ne m’attendais pas.

8 commentaires sur “Monde sans oiseaux – Karin Serres

  1. Quitte ou double, c'est ça qui est bien je trouve. Et tant pis si on retombe du mauvais coté, on aura au moins tenté sa chance (en même temps c'est facile pour moi de dire ça vu que j'ai été enchanté par ce texte^^).

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