J’ai eu avec « La Chair des Autres » la même réaction qu’avec « V13 ». Comme il fallait bien Emmanuel Carrère pour me faire ouvrir un livre sur la tuerie du Bataclan, il n’y avait sans doute que Claire Berest pour me faire lire un texte sur le procès Mazan : une affaire absolument abjecte, un procès très médiatisé donc on avait déjà abondamment parlé, rien n’était vraiment motivant, à part le fait que je connais l’autrice et que je ne l’imaginais pas succomber à du voyeurisme, de l’opportunisme, ou même des platitudes.
Claire Berest a suivi et couvert les audiences du procès des viols de Mazan pour Paris-Match. Elle pose son regard d’autrice sur cette affaire hors normes – en termes de mode opératoire avec la sédation forcée, de nombre d’accusés, du rôle du mari de la victime en chef d’orchestre, de la personnalité aussi, de Gisèle Pélicot – mais aussi et surtout, un regard de femme, qui analyse, dissèque, s’identifie aussi parfois.
Parce que « l’affaire Mazan » est une telle déflagration qu’on en est tous un peu sidérés, il faut un certain recul, pour garder la tête froide, un angle profondément humain, pour faire preuve de compassion envers la victime, pour individualiser les accusés – mais aussi pour la relier à des aspects philosophiques et historiques. Claire Berest s’intéresse aux autres, elle a fait l’expérience, en tant que femme, en tant qu’enfant, de la perversité et de la prédation, elle est aussi passionnée par les faits divers, la Shoah, par le point de bascule où des êtres « ordinaires », en tout cas à l’histoire, à la vie banales, vont tomber dans l’ignominie.
L’autrice a le sens de la formule, que ce soit pour pointer l’échelle industrielle à laquelle Dominique Pelicot a mené l’organisation des viols, ou l’inculture du viol qui fait que les accusés n’ont pas conscience qu’ils sont violeurs puisqu’il n’y a eu ni violence ni « intention » (selon eux) de violer. Car, comme le rappelle Claire Berest, « Le viol est le seul crime dont l’auteur se sent innocent et la victime coupable ». Cinquante hommes qu’il faut individualiser, des hommes que tout sépare, mais qui sont réunis par le crime, des hommes qui questionnent ce qu’est la normalité.
Et puis il y a cet aspect effrayant de l’absence de motif, de mobile déclarés : on parle ici d’un homme qui, durant plusieurs années, va faire venir chez lui des dizaines d’hommes pour qu’ils violent son épouse sédatée à son insu. Pourquoi Dominique Pelicot s’est-il attaqué ainsi à son épouse ? Par commodité, par vengeance, par désir de puissance et de contrôle?
Au centre du livre, la figure lumineuse de Gisèle Pélicot, celle par qui la honte a changé de camp. Une femme dont 50 ans d’une vie commune plutôt heureuse et épanouie ont volé en éclats. Une femme qui réalise que sa propre maison était l’endroit de tous les dangers, qu’elle a subi le pire au sein même de son foyer. Une femme qui découvre, en même temps que les enquêteurs, que des pans entiers de sa conscience, de son histoire, lui étaient inconnus, mais qui va tendre la main aux autres femmes, qui va tenter lors du procès de se mettre à la place d’hommes qui ne se sont pas mis à sa place à elle.
Il y a beaucoup de petits détails dans ce livre. Claire Berest nous parle aussi de la logistique de ce procès, du juge, des enfants des Pelicot, des compagnes des accusés… et il y aurait tant à dire sur le déroulé de l’enquête, sur la procédure judiciaire, sur les avocats, sur toutes les personnes qui se retrouvent, parfois malgré elles, impactées, sur les autres affaires potentielles (car Dominique Pelicot est soupçonné d’autres crimes)… des milliers de pages pourraient être écrites.
« La Chair des Autres » est un récit concis, mais qui va à l’essentiel, à l’essence même de ce que représente cette affaire. Sur un sujet tout sauf évident, Claire Berest s’en tire remarquablement bien, avec une justesse, une empathie, une mise en perspective qui sont les bienvenues.
Publié en Avril 2025 chez Albin Michel, 304 pages.