Dora Bruder – Patrick Modiano

Ce billet est pour Galéa.
Dora Bruder est le livre de Modiano qui m’est le plus personnel, qui me parle le plus.

En 1988, Patrick Modiano tombe par hasard sur une petite annonce de Paris-Soir datant de 1941: Monsieur et Madame Bruder publient un avis de recherche pour leur fille Dora, âgée de 15 ans.

Cette annonce fait écho à la vie personnelle de l’auteur. L’adresse déjà, 41 boulevard Ornano, devant laquelle il est si souvent passé dans sa jeunesse.
« Peut-être, sans que j’en éprouve encore une claire conscience, étais-je sur la trace de Dora Bruder et de ses parents. Ils étaient là, déjà, en filigrane. »
La fugue, également, qu’ils ont effectuée au même âge, et qui les rapproche à travers deux décennies, deux adolescents solitaires, en fuite, voulant rompre avec leur environnement et peut-être même avec eux-mêmes.
« C’était l’ivresse de trancher, d’un seul coup, tous les liens: rupture brutale et volontaire avec la discipline qu’on vous impose, le pensionnat, vos maîtres, vos camarades de classe. Désormais, vous n’aurez plus rien à faire avec ces gens-là; rupture avec vos parents qui n’ont pas su vous aimer et dont vous vous dîtes qu’il n’y a aucun recours à espérer d’eux. »
 
« La fugue-parait-il- est un appel au secours, et quelque fois une forme de suicide »
Et puis c’est aussi la judéité de Dora, son statut de Juive et mineure en cavale dans le Paris occupé où les Juifs sont fichés, seront bientôt déportés. En filigrane apparaît alors le père de Modiano, dans la même situation de hors-la-loi, et qui, croit-il un moment, a croisé Dora lors d’une arrestation. L’évocation de Dora le rend plus proche, plus solidaire de son père, dont il comprend certaines des errances, alors que celui-ci ne s’est pourtant jamais occupé de lui, à part pour lui causer du tort.
« Cette ville de décembre 1941, son couvre-feu, ses soldats, sa police, tout lui était hostile et voulait sa perte. A seize ans, elle avait le monde entier contre elle, sans qu’elle sache pourquoi. »
 
« Peut-être ai-je voulu qu’ils se croisent, mon père et elle, en cet hiver 1942. Si différents qu’ils aient été , l’un et l’autre, on les avait classés, cet hiver-là, dans la même catégorie de réprouvés. »
Patrick Modiano se lance alors dans des recherches minutieuses, écrivant aux écoles, allant à l’état-civil, retraçant le parcours des parents de Dora, se rendant là où la famille Bruder a habité, retrouvant même une cousine.
Ce sont des personnes anonymes, qui ont disparu pendant la guerre, qui ont laissé peu de famille, peu de souvenirs, peu de traces. Le seul facteur qui les a fait sortir de l’oubli est cette petite annonce dont Modiano s’est emparé. Mais les éléments dont il dispose sont administratifs, géographiques…Il mettra quand même la main sur quelques photos, qui donneront enfin un visage à Dora, mais on ne sait rien de ses goûts, de ses fréquentations, de ses amitiés.
« Ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles.(…) Ce que l’on sait d’elles se résume souvent à une simple adresse. »
 
« J’ai ressenti une impression d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu »
 
« En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. Mais j’espère toujours ».
Patrick Modiano suit la trace de Dora, notamment au pensionnat catholique où elle avait été placée, et dont elle sera renvoyée pour avoir fugué. Il découvrira au hasard d’une relecture des Misérables, que c’est dans ce couvent que Cosette et Jean Valjean se cacheront le temps d’une nuit. Puis ce sont les Tourelles, la prison où Dora est incarcérée, et Drancy, avant le départ pour Auschwitz.
A chaque fois, Patrick Modiano se raccroche aux personnes qu’elle a pu rencontrer, que ce soit une directrice de pensionnat, un commissaire, des compagnes d’infortune. Il lui tient à cœur de les nommer, d’en savoir plus sur eux, sur leur vie, leur destin.
Modiano s’approprie Dora, elle devient comme un membre de sa famille- j’ai d’ailleurs pensé durant ma lecture aux Disparus de Mendelsohn- voire même une part de lui. Elle l’habite, de ce qu’il sait d’elle, comme de ce qu’il ne sait pas.
« Je ne peux pas m’empêcher de penser à elle et de sentir un écho de sa présence dans certains quartiers. L’autre soir, c’était près de la gare du Nord ».
Car comme beaucoup de personnages de Modiano, Dora garde sa part de mystère. N’ayant retrouvé personne qui l’ait vraiment connue, qui ait partagé ses secrets, Modiano ne sait pas pourquoi Dora a fugué au moins deux fois. Il ne sait pas non plus si elle était accompagnée, où elle s’est cachée, de quoi elle a vécu.
« J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps-tout ce qui vous souilles et vous détruit- n’auront pas pu lui voler »
 
J’ai été beaucoup touchée par le fait que Modiano redonne vie à cette jeune fille oubliée de tous, qu’elle vive en lui et dans son livre. Finalement le fait qu’il n’ait jamais rien su sur ses mois de cavale lui donne une aura et un mystère d’héroïne de roman, préservée de toute trivialité. J’ai senti que Modiano s’était attaché à cette jeune fille qui lui ressemble par certains points, qui a fréquenté les mêmes endroits que lui, aussi parce qu’elle le rapprochait de son père, dont il parle avec retenue malgré quelques anecdotes très dures- Dora fait la jonction entre la vie de Modiano et celle de son père. Sa sensation d’être perdu au Palais de Justice qui lui rappelle la même situation à l’hôpital où il était venu voir son père n’est pas anodine, et j’ai aimé ce hasard qui a fait découvrir à Modiano l’annonce dans le journal, car comme lui, je crois aux coïncidences.
Le fait que tous les témoins de la vie de Dora aient disparu, qu’il n’y ait personne pour se souvenir d’elle de façon personnelle et intime m’a bouleversée-il est très dur de penser que lorsque l’on décède, il n’y aura peut-être personne qui saura qui on a vraiment été, ce qui nous motivait, ce que nous avions en tête. Dora était une jeune fille rebelle et dissipée, qui a dû vivre des moments forts, inquiétants ou trépidants, à une époque mouvementée, pourtant elle n’a laissé aucune trace autre qu’officielle ou administrative, et c’est en pensant à cela que je me dis qu’on est vraiment peu de chose sur terre.

5 commentaires sur “Dora Bruder – Patrick Modiano

  1. Mais quel magnifique billet Eva…c'est aussi l'un des Modiano qui me parlent le plus, c'est le premier que j'ai lu de lui (avant les Disparus d'ailleurs)…j'avais été étonnée de la non-fin de l'histoire (modianesque évidemment) Dora reste pour moi l'éternelle adolescente dont il ne reste que des papiers administratifs…Merci de ce beau billet, tu parles vraiment bien du monde de Modiano

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