Je vous aimais, terriblement – Jeremy Gavron

Comme je le disais dans un précédent billet sur « Cet été-là » de Lee Martin, je suis de près les publications Sonatine, et j’ai donc lu la dernière sortie de Février : « Je vous aimais, terriblement » de Jeremy Gavron. Cet ouvrage n’est pas un thriller, mais reste une enquête, même si elle est d’un genre bien particulier. Ce n’est en effet pas une enquête policière mais, dans le cadre d’un récit autobiographique, celle d’un fils qui cherche à connaître sa mère et à comprendre les raisons de son suicide.

Jeremy-Gavron
Jeremy Gavron

Jeremy Gavron avait quatre ans lorsque sa mère, Hannah Gavron, s’est suicidée, s’asphyxiant au gaz dans l’appartement d’une amie, à l’âge de vingt-neuf ans. Trop petit à l’époque pour poser des questions, il a été élevé dans un cadre où sa mère avait été complètement occultée, son suicide ayant créé un tabou autour de sa mort. Ce n’est qu’à l’âge adulte, fortement marqué par la mort subite de son frère aîné, qu’il a décidé d’en savoir plus sur sa mère, en interrogeant les personnes qui l’avaient connue.  Cette démarche m’a rappelé un livre lu il y a quelques mois, celui de Sophie Daull dans « La Suture ». Les contextes sont néanmoins différents : Sophie Daull a vécu avec sa mère jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, mais sans rien savoir de son passé, alors que la mère de Jeremy Gavron est une totale inconnue pour lui, puisqu’il se rappelle à peine d’elle et que ce n’est pas elle qui l’a élevé. Et si les deux femmes ont toutes les deux connu une mort brutale, l’assassinat de la mère de Sophie Daull n’est pas l’objet de l’enquête de sa fille, alors que Jeremy Gavron s’interroge en permanence sur les raisons qui ont poussé sa mère à se suicider. En effet, ce suicide a été une totale surprise pour la famille et l’entourage d’Hannah, contrairement par exemple, à celui de Thomas Bulot, évoquée dans « L’autre qu’on adorait » de Catherine Cusset, ou à celui de Sylvia Plath que mentionne plusieurs fois l’auteur. Rien ne laissait penser que cette belle jeune femme rayonnante de 29 ans, mère de deux enfants, titulaire d’un doctorat de sociologie et dont le premier livre, adapté de sa thèse, allait être publié prochainement, allait se suicider. Certes, elle connaissait des difficultés conjugales car elle avait quitté son époux avec qui elle était mariée depuis dix ans, pour un collègue qui ne souhaitait pas donner suite à leur relation, mais elle ne semblait ni dépressive ni en détresse et était décrite par tous comme une jeune femme énergique, séduisante, brillante, charismatique, à qui tout souriait.

Jeremy Gavron va interroger les membres de sa famille, des camarades de classe de sa mère, d’anciens voisins, lire des lettres et des journaux intimes de l’époque…Il découvre des éléments qu’on lui avait cachés, comme par exemple la lettre de suicide de sa mère (!) alors que son frère et lui y sont mentionnés dans une phrase dont s’inspire le titre de l’ouvrage. Il doit également gérer le fait d’apprendre des détails sur sa mère que les enfants sont supposés ignorer. Dès l’adolescence, Hannah avait beaucoup de succès auprès des garçons et Jeremy découvre qu’elle aurait eu une liaison pendant plusieurs années avec le principal de l’école qu’elle fréquentait. Une information qui choque moins le fils que le père d’adolescentes qu’il est. Jeremy va donc tenter de découvrir qui est ce fameux K., un homme qui lui semble méphistophélique et auréolé d’un passé trouble, et qu’il imagine être peut-être la cause du suicide de sa mère. Jeremy met aussi le doigt sur des récurrences dans sa famille maternelle, une tendance à se suicider de façon impulsive et aussi à entretenir des relations extra-conjugales.

HANNAH GAVRONJ’ai eu un petit coup de mou en lisant « Je vous aimais, terriblement », vers le milieu du récit, à un moment où l’enquête de Jeremy Gavron tournait en rond, et faisait l’objet d’une succession de rencontres qui ne débouchaient sur rien, mais le personnage d’Hannah est assez intéressant et attachant pour que je passe outre ce bémol. Se dégage le portrait d’une femme lumineuse, vive, meneuse, et en avance sur son temps : sportive, flirteuse, énergique, elle semble être en décalage avec la jeune fille modèle des années 50 telle qu’on peut se la représenter, et en 1965, au moment de son suicide, elle conjuguait – fait rare à l’époque – une vie familiale et une vie professionnelle. Titulaire d’un doctorat, elle allait publier un livre, « L’épouse captive », sur les aspirations et le mal-être des femmes au foyer. Jeremy Gavron étudie toutes les pistes qui auraient pu la mener au suicide : est-ce son caractère dominateur et impulsif qui était inconciliable avec un premier vrai échec ? (le fait que son amant refuse de mener une vie conjugale avec elle – il faut dire qu’ils se connaissaient depuis peu de temps, et que lui-même était homosexuel et en couple de longue date avec un homme!) Succomba-t-elle à la tendance familiale pour le suicide? Fut-elle victime d’un mal-être latent et dissimulé que sa liaison adolescente avec un homme plus âgé aurait pu générer? La misogynie et le manque de soutien pour son travail à l’université l’ont-ils poussé à bout? Était-elle « schizoïde » comme le suppose un proche? Ou son suicide n’était-il qu’un cri de désespoir qui a mal tourné? Comme il l’écrit lui-même, au moins après un meurtre on peut interroger l’assassin sur ses motivations. Dans le cas d’un suicide, le meurtrier et la victime étant le même individu, il ne reste personne pour répondre à l’interrogatoire, on ne peut donc faire que des hypothèses. 

Jeremy Gavron, à travers l’enquête sur sa mère, qui aura duré six ans, évoque également les ravages que peut provoquer un suicide sur l’entourage, surtout quand il reste inexpliqué. Ces questions qui virent à l’obsession, cette culpabilité, cette incompréhension parfois envers cette mère qui s’est tuée, abandonnant de facto ses deux enfants en bas âge. Les propos de l’auteur ne sont jamais vindicatifs ou misérabilistes, il est parfois déçu ou mal à l’aise lorsqu’il apprend certaines informations sur sa mère, mais il est toujours respectueux et a souvent un regard tendre sur l’adolescente pétillante qu’elle fut. Jeremy Gavron ne voue pas sa mère aux gémonies, mais il n’écrit pas non plus une hagiographie, Hannah Gavron apparaît tout en nuances, avec ses bons et ses mauvais côtés, même s’il est difficile de ne pas éprouver de la sympathie pour cette femme aux yeux malicieux et au large sourire qui figure sur les photographies en noir et blanc qui illustrent le livre.

L’enquête de Jeremy Gavron est très bien menée, il sait trouver la bonne distance entre sa propre histoire et celle de sa mère, et le portrait d’Hannah qui s’en dégage est celui d’une femme attachante et moderne, qui semble avoir marqué durablement ceux qui l’ont côtoyée – ce qui est triste et rageant, d’ailleurs, car tout le monde semble avoir gardé un souvenir impérissable de la jeune femme…sauf son fils puisqu’elle est morte lorsqu’il était extrêmement jeune. Difficile de s’entendre dire à quel point sa mère était exceptionnelle quand on ne l’a soi-même pas connue car elle l’a décidé ainsi. J’ai d’ailleurs pensé en lisant ce livre à Frances Bean Cobain, la fille de Kurt Cobain, qui tous les jours doit entendre parler de son père et de l’impact qu’il a eu sur la vie de milliers de personnes alors qu’elle-même n’a sans doute aucun souvenir de lui. Jeremy Gavron ne se contente pas d’enchaîner les entretiens et les découvertes, il analyse les éléments en sa possession, les confronte avec l’histoire familiale et avec la société de l’époque. Sa plume est tout en finesse et en intelligence pour parler du manque de la mère et des difficultés d’être celui qui reste après un suicide. Sur un sujet difficile, « Je vous aimais, terriblement » est un ouvrage qui arrive à conjuguer suspense et profondeur psychologique, et à dessiner un très beau portrait de femme. Une réussite.

Publié en Février 2017 aux éditions Sonatine, traduit par Héloïse Esquié, 336 pages.

11e lecture de la Rentrée Littéraire de Janvier 2017 et une nouvelle participation au challenge « A Year in England ».

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18 commentaires sur “Je vous aimais, terriblement – Jeremy Gavron

    1. c’est surtout la mort d’Hannah qui est plombante, finalement l’enquête est un moyen pour l’auteur de « retrouver » sa mère et de gérer enfin un drame auquel il n’avait pas encore pu se confronter et aussi de se remettre du décès de son frère…

  1. Comme tu le sais, j’avais noté ce roman dans ma liste d’envies pour la rentrée, et quand je vois ton billet et tous les cœurs, je me dis que mon instinct était le bon ! Mais bon, j’ai explosé mon budget livres (et en mars, salon du livre..) donc je vais attendre qu’il arrive sagement à la BM. Mais je le piste, c’est certain !

    1. oui j’avais vu qu’il te disait bien ! (et j’ai vu ton commentaire sur le site de Sonatine!) je suis sûre qu’il va te plaire! j’espère qu’il arrivera jusqu’à la médiathèque car ce n’est pas une sortie qui a été très médiatisée…

  2. Ça m’a immédiatement fait penser à ‘Rien ne s’oppose à la nuit’ de Delphine de Vigan… un récit très touchant sur l’enfance de sa mère en particulier, puis de l’éveil de sa maladie mentale, la bipolarité, jusqu’au suicide.

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