Innocence – Eva Ionesco

Je connais assez bien l’histoire de l’enfance d‘Eva Ionesco,  une enfance peu banale, puisque sa mère, Irina Ionesco, a défrayé la chronique en la photographiant nue et érotisée quand elle était petite, dans les années 70, et en faisant commerce de ces clichés. Ceci est dépeint dans le livre de son époux Simon Libérati, « Eva ». Après avoir raconté son enfance dans son film autobiographique « My Little Princess », Eva Ionesco publie aujourd’hui « Innocence » où elle évoque également son père, figure mystérieuse et tenue à l’écart par sa mère.

En voilà un livre à l’atmosphère malsaine… à de nombreuses occasions, j’ai dû me pincer pendant ma lecture afin de réaliser qu’Eva n’a pas une quinzaine d’années mais seulement sept ou huit ans dans le récit. Elle dresse le portrait d’une mère manipulatrice et toxique qui, dès le plus jeune âge d’Eva, cherche à l’accaparer et à la marginaliser.  Cela commence à la naissance d’Eva, puisque sa mère refuse que son père la reconnaisse et lui donne son nom. Alors que sa mère vit seule dans un appartement, Eva dort dans une chambre de bonne dans le même immeuble, en compagnie de son arrière-grand-mère. Très tôt, sa mère l’entraîne en boîte de nuit, en voyages, dans des soirées où règnent drogue, alcool et gens peu recommandables. Ce mode de vie n’a rien à voir avec celui des autres enfants de l’école primaire, ce qui isole Eva : elle est victime de moqueries et d’incompréhension et , du haut de sa vie « d’adulte », elle est complètement en décalage avec ceux de son âge.

Et puis, sa mère se réinvente en photographe, et découvre rapidement que des photos érotiques de petite fille maquillée et habillée comme une femme ont un fort potentiel commercial. Elle prend comme modèle sa fille, en la dénudant et en lui faisant prendre des poses suggestives. Les clients affluent, et les sessions photos se multiplient. Eva devient donc à la fois une source de revenus et un vecteur de succès pour sa mère. Elle fera même la couverture du célèbre magazine allemand Der Spiegel, et ses photos se vendront dans le monde entier.

Eva Ioneso nous présente une famille qui vit hors des conventions sociales et dans une ambiance malsaine et trouble depuis plusieurs générations. En effet, Irina, sa mère, est née d’un inceste : son père est également son grand-père. Mais c’est également une famille où les hommes sont absents : tout s’articule entre Eva, Irina et la grand-mère d’Irina. Le père d’Eva, Nicholas, n’y trouvera jamais sa place. S’il est présent dans la vie d’Eva lors de ses premières années,  il n’aura plus que quelques contacts avec elle après sa séparation avec Irina. Eva idéalise ce père, qui semble plus stable, plus sain et plus aimant que sa mère. Elle a l’espoir qu’il vienne la chercher et l’emmène loin de sa mère. Mais un jour, Eva apprend par sa mère que le père est mort, depuis deux ans déjà. Tout est fait pour qu’Eva oublie son père : elle ne sait quasiment rien de lui à part son prénom, Nicholas, ne connait pas son nom de famille, ne sait pas où il est enterré. La seule chose que sa mère lui dit, c’est que son père est hongrois d’origine et a été un nazi, il aurait fait partie de la Waffen SS.

Les souvenirs qu’Eva Ionesco nous raconte s’arrêtent lorsqu’elle a environ 11 ans. On sait juste que sa mère perdra sa garde et qu’elle partira vivre en foyer. On retrouve Eva à l’âge adulte, lorsqu’elle se lance dans une véritable enquête pour savoir qui était son père et ce qu’il lui est arrivé.

Il y a quelque chose de tristement fascinant dans le récit d’Eva Ionesco. Son enfance est complètement hors normes, avec beaucoup de haine et de violence psychologique.  Sa mère n’a aucune moralité et viole la pudeur et l’innocence – la fameuse du titre – de sa fille. Mais comme dans beaucoup d’affaires de maltraitance (même si ici il n’y a pas de violence physique) , il y a également de l’ambivalence : les photos, même si elles dégoûtent et rendent mal à l’aise Eva, créent un projet commun entre la mère et la fille, et font d’Eva le centre de l’attention d’une mère qui est habituellement plutôt négligente. Eva n’est pas protégée par sa mère, qui l’exhibe sur la place publique, à moitié nue et déguisée en Lolita, et on sent beaucoup de colère dans l’écriture d’Eva Ionesco envers cette femme qui l’a à la fois privée de sa jeunesse et de son père. Privée aussi de la banalité et de la normalité dont on a besoin à cet âge. Comment se construire alors que l’on a grandi dans un univers trouble, où la mère ne se comporte pas comme une mère, où l’enfant mène une vie d’adulte, où tout est manipulation et mensonges, en dehors des conventions et des codes sociaux?

La langue d’Eva Ionesco est moins littéraire que par exemple celle de Simon Libérati dans « Eva », elle est crue, directe, évocatrice, violente parfois. « Innocence » est un livre qui m’a mise mal à l’aise, d’autant plus lorsque l’on sait que ces photos ont encore récemment fait l’objet d’un procès entre la mère et la fille. Bien que la garde d’Eva lui ait été enlevée, Irina Ionesco a gardé la propriété des négatifs et exploite toujours commercialement les photos. J’ai eu l’impression de lire une histoire gothique où la mère est la vilaine sorcière et Eva l’enfant innocente habillée en princesse que celle-ci cherche à corrompre. Même si le récit nous entraîne en Californie, à Londres, en Espagne, je me suis sentie oppressée, enfermée dans cette chambre sombre, poisseuse, étouffante où l’enfant est déguisée, maquillée, coiffée, forcée à s’exhiber devant l’appareil photo. Sans doute un des livres les plus dérangeants de cette rentrée littéraire.

Publié en Août 2017 chez Grasset, 432 pages. 

21e lecture de la Rentrée Littéraire de Septembre 2017.

 

12 commentaires sur “Innocence – Eva Ionesco

  1. Les trucs glauques, ce n’est pas ma tasse de thé ! Et je n’aime pas trop ce couple, j’ai l’impression qu’il dégage qq chose d’au moins aussi malsain que ce qu’a vécu Eva Ionesco (profiter d’une affaire sordide pour faire du fric, étaler une vie privée déjà trop médiatisée, s’exposer continuellement dans la lumière)..
    je passe mon tour !

  2. Une histoire qui me rappelle un peu celle de Justine Lévy dans son roman « Le rendez-vous » et qui est clairement autobiographique et un peu également le récit de Aure Atika (qui m’a beaucoup moins plu). Mais avec ce genre de récit j’ai toujours la crainte d’une sorte de voyeurisme … Alors je ne sais pas trop pour celui-ci, il semble extrêmement sombre, j’ai peur que ce paramètre me rebute.

    1. je n’ai pas lu le livre d’Aure Atika, mais j’ai lu les livres de Justine Lévy où elle évoque sa mère qui effectivement avait l’air assez gratinée et n’avait pas du tout le sens des responsabilités. Dans le livre d’Eva Ionesco, la mère me semble beaucoup plus malsaine et sombre, puisqu’il y a atteinte à la pudeur de l’enfant. Et il n’y a pas non plus de père pour contre-balancer le pouvoir de la mère…

    1. elle a eu une vie mouvementée, et elle doit certainement avoir encore des démons à gérer mais sa vie actuelle semble plus cadrée et plus calme que celle de beaucoup de gens qui n’ont pas vécu une telle enfance!

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