Je connaissais Yishai Sarid de nom car il a publié des polars dont j’avais eu de bons échos, mais je n’avais encore jamais lu l’auteur israélien, que j’ai découvert avec son dernier roman publié en France, qui lui n’est pas un policier : « Le Monstre de la Mémoire ».
Le narrateur s’exprime dans une lettre qu’il adresse au Directeur de l’institut Yad Vashem, le mémorial des victimes de la Shoah, situé à Jérusalem. L’homme, historien de formation, spécialisé dans les processus d’extermination nazis, est devenu guide : il accompagne des Israéliens dans les visites de camps de concentration en Pologne, et notamment des groupes d’adolescents. S’il est reconnu comme un excellent guide, et ne manque pas de travail – ce qui lui permet de faire vivre décemment sa femme et son fils en Israël, le narrateur passe une grande partie de son temps loin de chez lui, plongé au quotidien dans l’horreur, et est confronté chaque jour à des situations perturbantes : des groupes d’adolescents à l’attention minimale, des touristes pour lesquels les camps ne sont qu’une étape de voyage organisé, des réflexions sur la faiblesse des victimes, de l’admiration pour les Nazis, des désirs de représailles sur les Palestiniens, une volonté de faire d’Auschwitz un lieu de revanche… même ses activités annexes – du conseil pour une société de jeux vidéos ou pour un réalisateur allemand – lui font vivre des situations ubuesques… L’homme perd progressivement pied, et la tension monte tout au long du récit…
« Le Monstre de la Mémoire » est vraiment une expérience de lecture. J‘ai rarement lu un livre à l’ambiance aussi oppressante, étouffante et perturbante. Le récit étant une lettre, c’est donc un monologue qui nous fait plonger en apnée dans un quotidien dérangeant. Le narrateur passe quasiment tout son temps dans les camps de concentration, ou dans l’univers des camps, jusqu’à l’obsession – il connait les moindres détails des processus d’extermination- et rien ne peut vraiment contre-balancer cette noirceur puisque sa famille est en Israël à des milliers de kilomètres (et qu’elle est en souffrance, son fils se faisant harceler à l’école, ce qui perturbe encore plus le narrateur lorsqu’il revient chez lui) : noirceur du passé, mais aussi noirceur de la bêtise humaine, puisque cet univers extrême dans lequel il évolue amplifie les travers : désinvolture, impolitesse, manque de recul et d’ouverture d’esprit, racisme…
Si j’ai un bémol sur la forme – le concept de la lettre au président de Yad Vashem est assez artificiel, j’aurais préféré un monologue sans justification – et que ce livre n’est pas une lecture facile en raison de son atmosphère pesante, et de cette logorrhée qui ne permet pas vraiment au lecteur de respirer – j’ai apprécié l’originalité de ce livre, qui se distingue des milliers de publications sur la Shoah via l’angle choisi. Durant tout le récit, la tension est presque insoutenable, on sent qu’il va y avoir un pétage de plomb… mais celui-ci m’a surprise. Yishai Sarid ne parle d’ailleurs pas ici que de la Shoah, il trace un portrait sans concession d’Israël, dont une grande partie des problèmes se retrouvent cristallisés dans les situations auxquelles le narrateur est confronté : poids de l’Histoire, conflits entre Ashkénazes et Séfarades, violence, perte de valeurs, haine envers les Palestiniens… et génère une réflexion sur son pays et l’avenir de celui-ci, ainsi qu’un questionnement sur le comportement individuel.
Une lecture coup de poing, éprouvante mais assez unique dans son genre.
Publié en Février 2020 chez Actes Sud, traduit par Laurence Sendrowicz, 160 pages.
45e lecture de la Rentrée Littéraire de Janvier 2020.