« Affaires Personnelles » d’Agata Tuszynska est un document que j’ai découvert grâce à un VLEEL en compagnie de l’autrice et de son éditeur à L’Antilope.
Le sujet de ce livre est la vague de départs qui a eu lieu en 1968 lorsque le régime communiste polonais a organisé une campagne contre les citoyens juifs, accusés d’être derrière les révoltes étudiantes qui secouaient le pays. Près de 20 000 personnes ont alors quitté la Pologne pour se réfugier en France, en Amérique du Nord, en Scandinavie ou en Israël, et la présence juive s’est quasiment éteinte dans ce pays.
La forme du document est originale puisque c’est un témoignage collectif : une dizaine de personnes, qui étaient lycéens ou jeunes étudiants en 1968, et font partie de la même bande d’amis, racontent l’histoire de leur famille, leur lien avec la judéité, leur vie en Pologne, puis les événements de 1968, leur départ et la vie en exil.
L’autrice apparait brièvement dans l’introduction et la conclusion pour expliquer son lien très personnel et émouvant avec le thème du roman (elle n’a appris qu’à 18 ans que sa mère était juive, celle-ci cachant soigneusement sa religion, même à son mari) et avec la bande d’amis qui témoigne.
Je connais très peu la Pologne, et pour être tout à fait honnête, je ne pensais même pas que des Juifs étaient restés dans ce pays après la Seconde Guerre Mondiale, d’autant plus que le dernier pogrom y a eu lieu…en 1946. Le sujet m’intéressait donc fortement, et j’avoue que j’ai eu très peur en commençant ce livre car je me suis trouvée face à une multitude d’interventions, avec énormément de personnages et d’informations, et j’avais beaucoup de mal à m’y retrouver entre les différents témoins : je regrette vraiment qu’il n’y ait pas de photos qui permettent de mettre un visage sur les noms, ce qui aurait aidé à donner plus d’incarnation aux témoignages.
Mais j’ai persévéré, et j’ai bien fait, car au bout d’environ 80 pages, j’ai fini par accrocher au récit. Les témoins ont des histoires familiales assez hétérogènes : parents cachés pendant la guerre, parents déportés, parents qui vivaient à l’étranger et sont revenus après la guerre… Certains témoins sont issus de mariages mixtes, d’autres ignoraient même qu’ils étaient juifs car leurs parents n’en parlaient jamais, ou étaient allés jusqu’à changer de nom, et à changer les prénoms de leurs propres parents sur les documents officiels pour ne pas être identifiés comme Juifs, par peur ou par idéologie, se considérant uniquement polonais et communistes.
En effet, tous les parents étaient communistes et avaient des postes assez importants dans l’administration ou encore les organes de presse. Les jeunes menaient donc une vie confortable, et faisaient de bonnes études, et même s’il y avait un antisémitisme latent, étaient plutôt satisfaits de leur vie en Pologne jusqu’à ce que la situation devienne intenable, et qu’après les licenciements, les difficultés à l’université, les arrestations, la menace d’un nouveau pogrom leur fasse quitter leur pays, dans lequel ils se voyaient passer leur vie, en devant renoncer à leur nationalité.
Malgré la déchirure de l’exil, ce n’est pas un livre triste. Les témoins sont partis à un âge où ils avaient toute la vie devant eux, où apprendre le suédois ne faisait pas peur, où étudier dans une langue étrangère était compliqué mais pas insurmontable. Paradoxalement, l’exil leur a donné des opportunités qu’ils n’auraient peut-être pas eu dans leur pays d’origine, et la plupart se sont très bien intégrés et ont eu une belle carrière professionnelle. Mais il règne une certaine nostalgie : nostalgie de leur pays, de la culture polonaise, de la langue – d’autant plus que souvent leurs enfants ne la parlent pas – , d’une période révolue, d’une insouciance.
Le livre est très riche, et au-delà de ses spécificités, reste universel en évoquant des thèmes comme la mémoire, l’identité, et l’exil. Malgré le démarrage difficile et l’absence de photos qui est un manque criant, j’ai vraiment apprécié cette lecture, et c’est typiquement un récit qui pourrait être adapté en documentaire, à l’image de 209 rue Saint-Maur.
Publié en Mai 2020 chez L’Antilope, traduit par Isabelle Jannès-Kalinowski, 384 pages.