Romain Gary s’en va-t-en guerre – Laurent Seksik

Laurent Seksik s’est fait une spécialité des biographies romancées de personnages célèbres, racontées sous un angle méconnu de leur vie, par exemple à travers le fils psychotique d’Albert Einstein dans « Le cas Eduard Einstein ». Cette fois-ci, comme le titre l’indique, c’est à Romain Gary qu’il consacre son roman « Romain Gary s’en va-t-en guerre ».

D’ailleurs le titre est trompeur car le récit n’évoque pas l’engagement de Romain Gary durant la Seconde Guerre Mondiale mais quelques jours de 1925 où la vie de celui qui s’appelait encore Roman Kacew bascule. Roman, âgé de onze ans, vit alors dans sa vie natale, Vilna, dans l’Empire Russe, devenue après la Première Guerre Mondiale Wilno en Pologne, et aujourd’hui Vilnius en Lituanie. La ville était à l’époque surnommée « La Jérusalem du Nord » tant les Juifs y étaient nombreux (plus de 100 000 personnes) et le rayonnement de sa vie religieuse et culturelle était grand. Son père, une figure qui a été longtemps fantasmée dans ses écrits, s’appelle Arieh Kacew et il est fourreur. 1925 est l’année où il quitte son épouse, Nina, l’ancienne actrice au tempérament de feu, pour vivre avec sa jeune maîtresse, qui est enceinte de lui. Abandonnée par son mari, étranglée par les dettes liées à la faillite de son commerce, Nina, qui a déjà perdu son fils issu d’un premier mariage, décide de quitter Wilno avec Roman afin d’offrir un meilleur avenir au seul fils qui lui reste. Cette décision, sans qu’elle le sache encore, leur sauvera la vie à tous les deux…

« Romain Gary s’en va-t-en guerre » est bien un roman, mais j’ai eu l’impression de lire une pièce de théâtre (j’imagine d’ailleurs très bien ce livre adapté sur scène) : une intrigue se déroulant sur une courte durée, peu de personnages récurrents (Roman, le père, la mère, le voisin qui achète les livres de la mère…), l’essentiel du roman se passant dans l’appartement de la mère…  On y retrouve un père mal à l’aise et malheureux à l’idée d’avouer à son fils, qui ne se doute de rien, qu’il quitte définitivement le foyer familial et qu’il y a non seulement une autre femme mais aussi bientôt un autre enfant. Quant à la mère, personnage haut en couleurs, après avoir abandonné sa carrière au théâtre, après avoir perdu son premier fils, elle voit maintenant son deuxième mariage prendre fin. Toute son énergie, tout son amour va se rediriger vers l’unique homme qu’il lui reste : son fils Roman, et elle mettra tout en oeuvre pour qu’il réussisse dans la vie, qu’il devienne non pas fourreur comme son père mais intellectuel et artiste, et ceci dans un environnement beaucoup plus stimulant que la Pologne.

Le livre de Laurent Seksik dévoile les deux grands mystères de la vie de Romain Gary, deux personnes qu’il a plus tard complètement niées dans ses écrits autobiographiques : son père et son demi-frère  du côté maternel (son « frère utérin » comme le veut le terme consacré). J’ai longtemps cru que Romain Gary était né de père inconnu – lui-même disait que son père était un grand acteur russe, Ivan Mosjoukine, qui ne l’avait pas reconnu – alors que ses parents étaient bien mariés à sa naissance et que leur union aura duré plus de quinze ans. Il a également occulté la deuxième famille de son père, avec les deux enfants qui naîtront de cette union, Pawel et Walentina.  Tous mourront en 1943. Solidarité avec sa mère abandonnée? Désir d’effacer ce père qui n’aura pas su le préserver et rester à ses côtés? (sachant que si Romain ne verra plus son père, c’est en raison de leur départ à l’étranger et non à cause de la séparation de ses parents). Envie de remplacer par un fantasme cette triste histoire de père tué par les Nazis? J’ai également découvert dans ce roman que la mère de Romain avait eu un fils d’un premier mariage, mort à 20 ans, et qui avait donc vécu avec Romain durant les premières années de sa vie.  Lui aussi a complètement été occulté dans les écrits de Romain Gary, comme s’il ne devait rester que sa mère et lui.

Photo Petras Malukas AFP

Ce sont des recherches effectuées en Lituanie en 2014 qui ont permis d’exhumer des archives nationales des documents sur la jeunesse de Romain Gary, sur sa mère, son père, et ce fameux demi-frère : actes de naissances, passeports, papiers relatifs à l’activité commerciale du père…Le passeport demandé en 1925 par Mina Kacew a donc été retrouvé, et elle y figure avec le jeune Roman.

Attention, ce livre est bien un roman, même s’il est basé sur une recherche documentaire et des faits réels, et ne représente que quelques heures dans la vie du jeune Romain Gary. Si vous cherchez plutôt une biographie de l’écrivain, lisez « Romain Gary » de Dominique Bona, ou encore « Romain Gary le caméléon » de Myriam Anissimov. « Romain Gary s’en va-t-en guerre » de Laurent Seksik est en tout cas un roman très plaisant à lire, qui éclaire la jeunesse du célèbre auteur, et pour lequel je n’aurais que deux bémols : le choix de ce titre, complètement décalé par rapport au contenu du livre, et le dernier chapitre, qui se déroule en 1943 et m’a semblé en trop – ce serait sans doute une bonne scène finale dans une pièce de théâtre, mais dans ce livre, il tombe comme un cheveu sur la soupe!

Publié en Janvier 2017 chez Flammarion, 240 pages.

29e lecture de la Rentrée Littéraire de Janvier 2017.

14 commentaires sur “Romain Gary s’en va-t-en guerre – Laurent Seksik

  1. C’est amusant, enfin non mais à chaque fois que je vois une photo de cet homme, j’ai toujours vu une façade, un menteur – je ne sais pas trop comment décrire cette impression donc ton billet me confirme qu’il a décidé de réécrire sa vie, se réinventer un père (on peut imaginer qu’ il n’a jamais pardonné la trahison, et ce malgré sa mort) et pour son demi-frère, on peut penser à une histoire de jalousie – il était devenu « tout » pour sa mère comme tu le dis. Ou alors, il ne voulait pas exhumer ce passé qui l’aurait ramené à son statut d’enfant juif d’un pays de l’Est…
    Je ne suis pas intéressée par sa vie, ni par son œuvre étrangement. J’ai pourtant deux de ses livres chez moi ! J’ai commencé son plus connu et je n’avais pas du tout accroché. Je le retenterai un jour !

    1. je ne sais pas trop pourquoi il cultivait le mystère…si c’était pour se rendre plus intéressant, plus « romanesque »,ou si c’était pour se détacher d’un passé éminemment triste : ce demi-frère décédé, le départ du père pour fonder une autre famille, l’assassinat du père, de la belle-mère et des deux enfants par les Nazis…sa mère était assez extravagante et prompte à se réinventer une vie, cela vient peut-être aussi de là. (il entretenait aussi le mystère sur son lieu de naissance, alors qu’il a été prouvé qu’il est bien né à Vilna/Wilno/Vilnius où il a passé ses onze premières années)
      J’ai beaucoup aimé La promesse de l’aube, grand livre sur l’amour maternel…

  2. Je ne savais pas du tout que les cachotteries de Romain Gary s’étendaient au-delà de son occasionnel nom de plume, Émile Ajar. Il a vécu une vie de personnage, comme c’est étrange, et un peu triste. Dire qu’il a réussi à conserver son secret de famille pour si longtemps. J’ai peine à imaginer qu’un temps a déjà existé où on pouvait faire table rase de son passé. Dans cet âge de l’Internet, c’est pratiquement impossible de refaire sa vie même si on se pousse à l’autre bout du monde.

    La forme de l’oeuvre m’attire aussi. Un peu comme un « biopic » , une tranche de vie, un huis clos.

    p.s. je suis nouvelle, et je dois te dire que tu as le meilleur url. c’est l’histoire de mon enfance, lire à faible lumière pendant des heures.

    1. oui c’est une époque résolue, où avec la 2nde guerre mondiale puis la guerre froide, on pouvait se réinventer une vie… comme tu le dis, maintenant avec Internet et la mondialisation, ce serait beaucoup plus compliqué!
      haha, je pense qu’on a été beaucoup à entendre cette fameuse phrase! 🙂 en tout cas, bienvenue sur la blogo, et merci pour ton message!

  3. Tu vois j’hésite vraiment à le lire depuis qu’il est sorti, romancer c’est trahir je pense, c’est aussi s’approprier et peut-être salir des choses qui sont de l’ordre de l’intime, surtout après avoir lu La Promesse de l’Aube, je crains de faire quelque chose de mal en le lisant (oui je suis un peu attaquée de ce côte là)…ceci dit, c’est une question tellement importante et assez constitutive de l’homme et de l’écrivain que je comprends qu’on tente d’en savoir plus (on en revient toujours aux parents finalement).

    Et tu vois, je me dis que je passe vraiment trop de temps sur les RS, car relire jusqu’au bout des billets de blogs ça ne me prend pas plus de temps et ça me fait davantage de bien que les abstracts sur IG ou FB.

    Voila
    Bon mois d’août Eva

    1. ravie de te revoir sur mon blog 🙂 c’est toujours le problème des biographies romancées (surtout que là c’est seulement sur quelques jours…) et souvent, plus tu aimes le personnage concerné, plus tu risques de t’énerver toute seule 😀
      Mais les éléments structurants de ce livre sont bien des éléments réels (décès du demi-frère dont il n’a jamais parlé, identité du père, divorce des parents, onze premières années passées à Vilnius, départ de la Pologne en 1925…) qui ont été prouvés par la découverte de documents d’archive en 2014.

  4. J’avoue que je connais mal Romain Gary et que je ne sais pas pourquoi je n’ai jamais eu vraiment envie de mieux le connaître… Par contre, j’aime beaucoup la plume de Laurent Seksik dont j’ai dévoré le précédent roman qui pour une fois n’était pas une biographie romancée, L’Exercice de la médecine. Mais pas sûr que ce soit une raison suffisante pour me faire lire celui-ci vu la bousculade de la rentrée :-). Néanmoins, ce que fait Seksik est toujours intéressant.

    1. C’est pour ça que je l’ai lu avant l’été (même si j’ai posté mon billet tardivement) car il y a tellement de romans alléchants qui sortent à la rentrée que je savais que j’aurais difficilement du temps à lui consacrer…

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