Il y a quelques années, j’avais lu « Retour à Lemberg » de Philippe Sands, qu’il faudrait d’ailleurs que je chronique un jour car il m’avait beaucoup plu, et j’étais donc ravie de retrouver l’auteur franco-britannique avec « La Filière », qui en est en quelque sorte la suite. En effet, lors de l’enquête qu’il raconte dans ce précédent livre, Philippe Sands a rencontré le fils du Nazi Hans Frank, Niklas Frank, qui lui a présenté Horst Wächter, fils d’Otto Wächter, le personnage central de « La Filière », lui aussi haut dignitaire nazi, qui était l’adjoint de Frank et a notamment occupé le poste de gouverneur de Galicie, un territoire auquel appartenait la ville de Lemberg (aujourd’hui, Lviv en Ukraine).
En 1949, dans un hôpital italien meurt un citoyen allemand, d’une maladie foudroyante. En dépit de ce que disent ses papiers d’identité, il s’agit d’Otto Wächter, en fuite depuis la fin de la guerre. Philippe Sands retrace la vie de cet Autrichien, nazi de la première heure tout comme sa femme Charlotte, avec qui il aura six enfants, dont Horst, que l’auteur va rencontrer à plusieurs reprises, et qui va participer à son documentaire – « What our fathers did : a Nazi legacy », et à sa série de podcasts.
Avec Horst Wächter, Philippe Sands évoque la génération d’après, celle des « fils de nazis ». Contrairement à Niklas Frank, qui condamne énergiquement les agissements de son père, le fils d’Otto Wächter a une attitude beaucoup plus ambiguë. L’homme, au demeurant sympathique et accueillant, reconnait que son père était nazi, mais réfute les crimes qui lui sont imputés : Otto Wächter est en effet accusé de « meurtres de masse, fusillades et exécutions » par le gouvernement polonais, mais aussi d’avoir contribué à la mise en œuvre de la solution finale. Il a notamment fait exécuté une cinquantaine de Polonais, mis en place le ghetto de Cracovie, contribué à la déportation des Juifs de Lemberg, ou encore créé la division SS Galicie composé d’Ukrainiens.
Horst Wächter ouvre à Philippe Sands les archives familiales, car il souhaite prouver que son père n’était qu’un rouage d’un système et n’a jamais participé directement à des exactions. Il pense également que son père est mort empoisonné…
Philippe Sands va donc explorer les milliers de documents familiaux, notamment la correspondance intensive entre les époux Wächter et reconstituer le parcours d’Otto dans les années 30 et 40 : SS dès 1932, il participera au putsch autrichien (raté) de 1934 qui entraînera la mort du chancelier et sa fuite en Allemagne pour ne pas être arrêté. Il ne cessera ensuite de grimper les échelons. Puis en 1945 il passera dans la clandestinité, aidé d’abord par sa femme, puis par un réseau organisé autour d’un mystérieux évêque pro-nazi à Rome, en attendant de pouvoir se réfugier en Amérique du Sud.
La reconstitution de Philippe Sands est minutieuse et détaillée- et par conséquent un peu longue… – mais son enquête est à la fois passionnante et fascinante. Elle nous parle d’une histoire d’amour nazie, d’un père de famille nombreuse qui commanditera les pires atrocités, d’un fils dans le déni… mais aussi de la période chaotique de l’après-guerre en Europe où, avec la guerre froide, les priorités changent. La lutte anti-communiste prend le pas sur la chasse aux nazis, le Vatican a un rôle trouble, les espions sont doubles, voire triples…même John le Carré fait son apparition dans le récit ! Et comme dans « Retour à Lemberg », il y a des rebondissements, des secrets de famille, et des coïncidences folles, tandis que l’auteur cherche à savoir si Otto Wächter a été assassiné… et si oui, par qui? Les Russes, les Polonais, les Américains, Simon Wiesenthal?
« La Filière » est un pavé, mais je l’ai dévoré, car il se lit comme un thriller historique. A découvrir !
Publié en Septembre 2020 chez Albin Michel, traduit par Astrid von Busekist, 496 pages.
24e lecture de la Rentrée Littéraire de Septembre 2020.
Merci pour cette belle chronique, j’avais été passionnée par Retour à Lemberg, qui nous rappelle (apprend?) la complexité des changements de cette partie de l’Europe avec une ville qui a eu tant de noms au cours du 20eme siècle. Et la naissance des notions de crime contre l’humanité et de génocide qu’on confond parfois, plus le destin de ces juristes, de membres de la famille de l’auteur… un grand livre.
il faut vraiment que je le chronique !
Je pense lire « retour à Lemberg » un de ces jours, l’auteur, invité sur un plateau de télé m’avait beaucoup plu par la passion qui l’habitait. Cette période continue à nous tourmenter et à nous fasciner ,n’est ce pas … Je lis un récit très troublant de Ruth Klüger intitulé « refus de témoigner » chez V.Hamy, j’attire ton attention sur ce texte, Eva
c’est noté !