J’ai eu la surprise, à l’occasion de sa parution en un seul volume chez Points, de découvrir que « Le Grand Cahier » d’Agota Kristof était une trilogie. J’avais lu le tome 1 éponyme il y a plus de quinze ans, j’en avais d’ailleurs entendu parler car un professeur de collège l’avait mis au programme de lecture de sa classe, ce qui avait occasionné des plaintes de parents et un scandale!
Et, disons-le clairement : « Le Grand Cahier » est…dérangeant. Dans un pays qui semble être en Europe Centrale, pendant ce qui ressemble à la Seconde Guerre Mondiale, une mère de famille qui vient de la Grande Ville dépose ses jumeaux à la campagne, chez leur grand-mère. Les deux petits garçons se retrouvent livrés à eux-mêmes, avec cette vieille femme avare et au caractère difficile, sans école ni hygiène. Ils savent néanmoins lire et écrire et ils racontent leur quotidien dans un grand cahier qu’ils ont extorqué à la papeterie.
La langue est dure et froide. Les petits garçons s’expriment comme des adultes et ce décalage entre leur âge et leur récit met mal à l’aise, d’autant plus que tout est énoncé de façon factuelle, sans aucune émotion ou subjectivité. J’ai eu l’impression d’avoir affaire à deux psychopathes, avec une notion du Bien et du Mal profondément ancrée en eux et qui conditionne toutes leurs actions et réactions, parfois très violentes.
Car de la violence et de la cruauté, il y en a beaucoup dans ce livre, ainsi que des scènes très fortes, notamment celles impliquant de la zoophilie ou de la pédophilie. Ayant lu ce roman il y a très longtemps, je ne me souvenais bien sûr pas de tous les détails, mais je me rappelais bien l’atmosphère générale du récit ainsi que les scènes impliquant la petite voisine, et la fin, assez incroyable.
« Le Grand Cahier » est une lecture vraiment percutante et durablement marquante, et le tome 1 fonctionne d’ailleurs très bien tout seul (surtout quand on n’a pas conscience qu’il y a une suite ! ). En apprenant qu’il y avait deux autres tomes, « La Preuve » et « Le Troisième Mensonge », je me suis demandé s’ils allaient être de la même veine et ce qu’allait bien pouvoir nous raconter Agota Kristof.
Et j’ai été extrêmement surprise. S’il y a toujours des scènes glauques, les deux autres tomes mettent quand même bien moins mal à l’aise que le premier livre et sont de mon point de vue beaucoup plus accessibles, d’autant plus qu’ils viennent tempérer ce qui y est raconté. Mais le choc vient surtout du fait que l’auteure prend un virage complet et propose dans chaque nouveau tome, alors que la chronologie avance, un tout autre point de vue sur ce qui a été écrit précédemment.
Les pièces du puzzle finissent par s’imbriquer pour former une véritable expérience littéraire sur trois tomes. En tant que lectrice, j’ai été complètement baladée par l’auteure, qui enchaîne surprises et rebondissements.
La trilogie du Grand Cahier ne plaira certainement pas à tout le monde. Le tome 1, surtout, pourra rebuter, par son style et par sa violence. Mais si l’on passe outre, cette trilogie est un petit chef d’oeuvre au niveau de la construction et une expérience de lecture rare. Je suis particulièrement heureuse d’avoir lu juste le tome 1 il y a de nombreuses années, car j’ai pu confronter deux impressions complètement différentes : ce récit ne s’envisage pas du tout de la même manière quand on pense que c’est un roman indépendant ou quand on comprend que ce n’est qu’une facette de la proposition d’Agota Kristof… à découvrir! (mais âmes sensibles s’abstenir)
Trilogie « Le Grand Cahier », composée du « Grand Cahier », de « La Preuve » et du « Troisième Mensonge », publiés respectivement en 1986,1988, et 1991 au Seuil. Disponible en poche chez Points, 480 pages.
Retrouvez ce livre à l’affiche de l’émission de Février du podcast littéraire Bibliomaniacs ici.
J’ai lu la trilogie en 2002 et me souviens avoir été particulièrement bousculé par le premier tome et le souvenir d’une légère déception à la lecture des deux autres peut-être parce que le texte y est moins dérangeant.
J’ai vécu une expérience particulière avec « Le grand cahier » ; je l’avais conseillé à une collègue qui m’en avait fait un retour très violent à me disant qu’elle ne comprenait pas que l’on puisse lire et conseillé des livres comme ça.
Donc oui, tu as raison de mettre en garde face au malaise que cette littérature plutôt extrême pourrait faire naître peut-être encore plus à notre époque disons un peu plus crispée qu’avant.
Je ne suis pas certain qu’on pourrait encore écrire des choses comme ça aujourd’hui, à l’égal d’un « Fuck America » d’Hilsenrath, à l’heure où aux Etats-Unis des « lecteurs en sensibilité » (Sensitivity Readers) lisent les manuscrits avant publication afin de vérifier qu’aucun lecteur ne sera offensé par le texte.
effectivement, après le tome 1, on s’attend à ce que les tomes suivants soient de la même veine, et même s’ils sont excellents, l’intensité baisse, donc je peux comprendre ta légère déception. Ton anecdote ne m’étonne pas, je pense vraiment que cette lecture peut perturber et choquer. C’est drôle que tu évoques les « sensitivity readers », j’ai découvert leur existence – un peu effarée – cette semaine ! (j’ai prévu de découvrir Hilsenrath en 2020 puisque tu me l’as chaudement conseillé)
J’ai beaucoup entendu parler du Grand cahier, mais pas du tout des autres tomes. C’est vraiment intéressant ce que tu en dis et ça donne envie de découvrir cette construction.
je n’avais pas du tout connaissance de l’existence des deux tomes suivants! On en parle sans doute moins car ils sont beaucoup moins dérangeants!
J’avais beaucoup aimé aussi, même si ce n’est pas en effet une lecture facile…
Savais-tu d’ailleurs que ce titre a souffert de la censure par son interdiction dans certaines bibliothèques (notamment au Québec) ? Et un enseignant de français (d’un collège d’Abbeville) a été soumis à une garde-à-vue et à une perquisition à son domicile pour avoir fait travailler une classe de troisième sur ce roman (les parents des élèves ont porté plainte en raison des scènes de zoophilie et de pédophilie qui y sont décrites).
je ne savais pas pour les bibliothèques, mais pour l’enseignant d’Abbeville, oui, c’est de lui dont je parle dans l’intro…c’est d’ailleurs via ce scandale que j’ai eu connaissance du Grand Cahier et que je l’ai lu.
Je crains de ne jamais connaître le pourquoi du comment de cette trilogie, à cause ou grâce à ce que tu dis du 1er tome. je suis sûre que ce n’est pas pour moi ! (ah c’est dur de n’aimer ni le glauque, ni la guimauve, il faut viser juste !) (mais ça laisse encore pas mal de choix, je l’admets)
c’est pour ça que je mettais une petite alerte âmes sensibles s’abstenir, car je pense vraiment que ce premier tome n’est pas fait pour tous les lecteurs…