Et devant moi, le monde – Joyce Maynard

Après avoir lu un certain nombre de romans de Joyce Maynard (récemment, Prête à Tout, que j’ai beaucoup aimé), j’avais envie de découvrir la vie de l’auteur dans son récit autobiographique « Et devant moi, le monde ». Ce livre a été très médiatisé car Joyce Maynard y raconte sa relation avec le cultissime romancier JD Salinger qui vécut reclus pendant des décennies, mais plus globalement, le récit retrace quarante-cinq ans de la vie d’une fille, femme, compagne, mère et écrivain.

C’est en voyant que sa fille Audrey allait avoir de dix-huit ans que Joyce Maynard, que cet événement perturbait fortement, décida d’écrire ce livre : c’est en effet à cet âge qu’elle-même entra dans une période très douloureuse. L’écrivain retrace alors sa vie. Elle évoque ses parents, tous deux plutôt flamboyants : un père gentil et proche de ses filles, devenu professeur par défaut pour nourrir sa famille alors que son rêve était de percer dans la peinture, mais qui était profondément alcoolique ; une mère plutôt excentrique que l’époque ne permit pas d’enseigner à la faculté malgré ses diplômes et qui devint chroniqueuse pour des magazines, évoquant tous les sujets, sauf l’alcoolisme de son mari. Ceux-ci l’encourageront toujours à écrire, à participer à des concours, et à solliciter des journaux pour être publiés. C’est ainsi que Joyce Maynard, alors étudiante à Yale, accède à la célébrité, à seulement 18 ans, avec la parution d’un article intitulé « Une fille de dix-huit ans se retourne sur sa vie ». Cet article aura deux répercussions, l’une professionnelle, puisqu’il lui ouvre les portes des rédactions les plus en vue du pays, l’autre personnelle puisque c’est à la suite de cet article qu’elle reçoit une lettre de J.D. Salinger.

Une correspondance très intense commence entre la jeune fille et l’écrivain de trente-cinq ans son aîné, jusqu’au jour où Joyce lui rend visite, Très vite, elle quitte Yale pour s’installer chez lui, avec la bénédiction de ses parents, ravis que leur fille soit en couple avec un célèbre écrivain, même s’il a le triple de son âge. Joyce va vivre une dizaine de mois avec lui. Elle est très amoureuse de lui, pense qu’ils vont avoir des enfants et être ensemble toute la vie. JD Salinger semble la comprendre, et la couvre d’affection – au moins au début. Mais c’est aussi un homme qui vit relativement isolé, avec un mode de vie sous contrôle, qui est obnubilé par la nutrition et l’homéopathie et est bourré de principes : Joyce suit tous ses préceptes, et à son contact, a les occupations et les goûts d’une femme d’une cinquantaine d’année.Leur rupture brutale – Salinger la congédie du jour au lendemain – la plonge dans la dépression et les troubles alimentaires. J’ai ainsi compris ce qui me gênait dans le roman Baby Love : le personnage qui me semblait en trop, avec une histoire plaquée artificiellement sur le récit, est en fait Joyce Maynard, qui raconte les années passées recluse dans une ferme isolée après la fin de sa liaison avec Salinger. Il est d’ailleurs assez hallucinant de penser que Joyce Maynard était considérée à l’époque comme la voix de sa génération, et écrivait dans les plus grands journaux et magazines, alors qu’elle avait une vie complètement à l’opposé de celle des jeunes de l’époque, vivant toute seule à l’écart des grandes villes et des universités, bien éloignée du sex, drugs and rock n roll…

Salinger est bien sûr très présent dans le récit, car il fut le premier amour de Joyce Maynard, et eut un impact très fort sur sa vie et sa construction en tant que femme et en tant qu’écrivain…Elle fut durablement perturbée non seulement par leur relation, mais surtout par leur séparation brutale…Pendant plusieurs décennies, elle chercha à entrer en contact avec lui, à obtenir son approbation au sujet de ses romans, à avoir des explications sur leur relation et leur rupture. En filigrane se dessine le portrait d’un homme très charismatique, à la limite du prédateur, -pour lequel les (jeunes) femmes sont prêtes à tout quitter, et à mourir quand il rompt avec elles – mais aussi un père attentif, qui adore ses enfants et est prêt à sacrifier son mode de vie d’ascète pour leur faire plaisir. Joyce Maynard évoque d’ailleurs la relation de l’auteur de « L’attrape-coeur » avec Oona O’Neill, que Beigbeder s’est plu à romancer.

Mais Salinger n’est pas du tout le seul sujet du livre. Dans « Et devant moi, le monde » on découvre le portrait très complet d’une femme avec ses moments de bonheur, ses difficultés, ses espoirs et ses réalités. Ce qui est très intéressant est que dès l’âge de dix-huit ans, elle vivra de sa plume, que ce soit grâce à ses chroniques de magazines – comme sa mère – ou avec ses livres. Très jeune elle comprendra que sa vie peut être le matériau de ses écrits, ce qui peut la faire accuser d’être intrusive ou impudique, puisqu’elle se sert souvent d’éléments personnels de ses proches ou d’elle-même pour écrire. Elle peint également un portrait plutôt fascinant de sa mère, une femme non conventionnelle, à la fois fantasque et très intelligente, avec qui elle entretiendra une relation amour/haine très particulière, et analyse très bien sa relation avec ses parents, et l’impact que ceux-ci auront sur sa vie, qu’elle soit professionnelle ou personnelle. Ce sont eux qui la pousseront à écrire, et c’est certainement leur différence d’âge et leur rencontre romantique et particulière qui lui fera envisager sa relation avec Salinger comme possible et normale.  Plus tard, marquée par l’alcoolisme de son père, Joyce voudra à tout prix avoir une vie de famille modèle, digne d’une série télé, alors qu’elle se mariera finalement avec un homme taciturne qui, comme son père, sera peintre et devra compter sur les revenus de son épouse pour assurer les finances du foyer.

Joyce Maynard nous livre dans « Et devant moi, le monde » un portrait passionnant, que j’ai lu avec intérêt. Non seulement les événements racontés sont riches, et intelligemment racontés, mais Joyce Maynard sait également prendre du recul quitte à juger sévèrement certains de ses écrits ou de ses actions, qu’elle livre avec une grande sincérité, même si celles-ci ne sont pas à son avantage. Un récit qui peut se lire même si on ne connait pas les romans de Joyce Maynard, mais qui donne un éclairage particulier à son oeuvre.

Publié le 6 Janvier 2011 chez Philippe Rey, traduit par Pascale Haas, disponible en poche chez 10/18.

 

3e participation au Mois Américain 2015

8 commentaires sur “Et devant moi, le monde – Joyce Maynard

  1. Bon moi je sature un peu des livres dans lesquels les auteurs racontent leur vie, je n'ai jamais lu cette romancière mais je dois dire que ta chronique met en lumière certains billets dans lesquels on disait qu'il y avait souvent un rôle de père assez central dans ses romans (je pense je crois à l'Homme de la montagne). Et bien sûr, je ne pouvais pas réagir au clin d'oeil que tu fais au chef d'oeuvre de Beigbeder que nous avons chroniqué ensemble l'an dernier (#HumourDeSeptembre)

  2. J'avais chroniqué ce livre l'an dernier, je l'avais beaucoup aimé ! il faut dire que Salinger est mon auteur préféré et elle a percé un peu la carapace de cet homme intriguant et comme tu le dis, elle sait raconter sa vie mais sans dramatiser inutilement ou avec des détails futiles, elle a un regard très direct avec la jeune femme qu'elle était et le décalage entre sa vie d'alors et son succès.

  3. J'avais assisté l'an dernier au festival America, à un débat sur Salinger entre Joyce Maynard et Beigbeder. C'était vraiment passionnant et très amusant. J'ai été totalement séduite par Joyce Maynard lors de ce festival. Elle était charmante, ouverte et j'ai pris grand plaisir de l'écouter lors de différentes interventions. Il faut absolument que je lise ce livre.

  4. @Valérie: elle est assez mesurée sur Salinger, elle en fait un portrait contrasté
    @Eimelle : oui je suis en train de lire le même ^^
    @Papillon : Les Filles de l'Ouragan est pas mal, sans plus. Essaye plutôt Long Week End ou Prête à Tout
    @Titine : tu n'es pas la première à me dire que sa prestation au Festival America était top
    @Electra : oui elle semble facilement se retourner sur sa vie et analyser ces différentes périodes
    @Galéa : ce livre aide vraiment en effet à comprendre ses romans, oui je pense qu'elle aurait aimé avoir un père comme celui de l'Homme à la Montagne
    @Laeti: merci!

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