Dans « Le Typographe de Whitechapel », curieux ouvrage, assez inclassable, et finalement très personnel, Rosie Pinhas-Delpuech, née à Istanbul et traductrice de l’hébreu vers le français, s’intéresse à Yossef Haïm Brenner, écrivain fondateur de l’hébreu contemporain, comme ses acolytes peut-être plus connus du grand public, Bialik et Agnon.
Brenner, né en Ukraine en 1881 et arrivé en Angleterre au début du XXe siècle, sert de guide à l’autrice, intriguée par la naissance de l’hébreu moderne et par cet écrivain dont la vie fait écho à l’histoire de sa famille, et à son propre cheminement. Mais ce livre court et cependant extrêmement foisonnant nous entraîne dans plusieurs pays, plusieurs milieux, nous fait croiser Jack London ou encore Freud, et fait aussi de nombreuses incursions dans les récits bibliques. A l’époque, les classes aisées juives, cultivées, éduquées, parlaient la langue de leur pays de résidence – l’anglais, le russe, le français… Les classes populaires, elles, parlaient le yiddish dans la vie courante, et utilisaient l’hébreu pour les prières.
Le quartier londonien de Whitechapel, où vit Brenner, est miséreux, rempli à craquer d’ouvriers très pauvres, souvent des clandestins ayant fui les pogroms d’Europe de l’Est et pas assez riches pour émigrer aux Etats-Unis, qui s’épuisaient dix-huit heures par jour dans les sweatshops.
Ce peuple laborieux est sans terre et sans abri, exploité et inorganisé, mais aussi en détresse linguistique et culturelle, et Brenner est révolté par cette double misère, économique et intellectuelle. L’envie de donner une langue commune qui permette d’unir ceux qui sont dispersés entre plusieurs langues et cultures, mais aussi de structurer, d’informer, de cultiver est à l’époque vue comme révolutionnaire. Des trois options qui se distinguent – le yiddish, l’hébreu et l’espéranto– seul l’hébreu survivra aux tourments du XXe siècle: le yiddish disparaîtra avec la Shoah, et l’espéranto ne se développera jamais vraiment.
Le récit de Rosie Pinhas-Delpuech évoque les journaux diffusés dans ces taudis anglais, qu’ils arrivent dans les foyers par un achat, ou incidemment en ayant servi d’emballage, qui diffusent de l’information, de la culture, et se mettent au service du renouveau de la langue et de la littérature, comme cette revue que Brenner créera. Dans ces chapitres, on croise d’ailleurs un personnage assez fascinant, qui mériterait un roman à lui tout seul, Rudolf Rocker, catholique allemand qui s’épanouit dans la culture yiddish.
Puis l’on suit Brenner en Palestine, où l’on découvre les Commissions de la Langue, qui créent les mots en hébreu dont la société moderne a besoin, un hébreu simple détaché de son contexte religieux. Détaché aussi de l’affect, des émotions, d’un passé souvent lourd, comme plus tard pour les rescapés de la Seconde Guerre Mondiale, qui laisseront derrière eux leur langue de naissance synonyme de Shoah, de culpabilité… Car l’adoption de cette nouvelle langue est certes une audace, une révolution, mais elle est aussi une trahison vis-à-vis de la langue de cœur, souvent le yiddish à cette époque.
C’est un texte riche, érudit, que j’ai lu plusieurs fois pour bien m’en imprégner, car il est tout à fait accessible, mais néanmoins dense. A travers l’histoire de Brenner, qui mourra assassiné en 1921 lors des émeutes de Jaffa, c’est l’histoire d’une langue qui nous est racontée, une langue qui nait dans l’espoir et la douleur, et qui s’enrichira, dans le vocabulaire, mais aussi dans les accents, à travers les grands événements du XXe siècle, à travers aussi l’histoire d’Israël. Un très beau livre!
Publié en Octobre 2021 chez Actes Sud, 192 pages.