« Gabriële » est un livre dont j’ai entendu parler pour la première fois à la présentation de la rentrée littéraire chez Stock. J’avais beaucoup aimé l’intervention des sœurs Anne et Claire Berest pour parler de cet ouvrage écrit à quatre mains sur celle qui fut leur arrière-grand-mère.
Les deux sœurs, très complices, avaient expliqué que le contenu de leur livre provenait des recherches qu’elles avaient menées et non d’informations familiales : c’est sur le tard qu’elles ont appris qu’elles étaient les descendantes du peintre Francis Picabia, dont Gabriële était l’épouse. Et si celle-ci est décédée en 1985, à l’âge de 104 ans (!), elles ne l’ont jamais rencontrée. Curieuse personne que cette Gabriële…Née en 1881 dans une famille bourgeoise – le père est un haut gradé de l’armée – elle est en décalage avec son milieu et avec son époque, puisqu’elle choisit d’étudier la musique et de devenir compositrice. A 27 ans, polyglotte (elle parle anglais et allemand couramment), elle vit à Berlin lorsqu’elle rencontre Francis Picabia lors de vacances chez ses parents en France. Dès leur mariage, elle met de côté sa carrière et ses aspirations pour se consacrer à son mari – j’allais écrire « à sa famille », mais si Gabriële semble être une épouse dévouée, elle ne sera pas une mère présente pour ses quatre enfants.
Si Francis Picabia est peintre, on est bien loin de l’image de l’artiste incompris grelottant dans une mansarde de Montparnasse : Francis vient d’une famille très riche, il est reconnu et célèbre de son vivant, et la famille Picabia mène la grande vie. Pendant la première guerre mondiale, la famille a assez d’argent et de relations pour voyager, à Cuba et surtout à New York où Picabia est une star. Gabriële est la femme de l’ombre, l’éminence grise, une femme qui séduit plus avec son intelligence qu’avec son physique. Elle ne produit plus rien – son passé de compositrice est bien loin, et son projet de galerie d’art est vite avorté – mais elle prend en main la carrière de son mari, notamment à New York où son aisance en anglais et ses talents de communicante font merveille dans les interviews. Dans son entourage, que des gens connus : Marcel Duchamp tombe amoureux d’elle et Picabia, Gabriële et lui auraient formé un ménage à trois (l’histoire est évoquée mais de façon subtile, en tout cas de façon beaucoup plus discrète que les frasques de Picabia), son meilleur ami est Apollinaire, sa seule amie est Elsa Schiaparelli, et elle fréquente le tout-Paris et le tout-New York aussi. Si Picabia semble être assez inconséquent/inconscient/inconstant, Gabriële est la femme-rocher, qui gère de manière froide et intellectuelle les errances et nombreuses liaisons de son mari.
Très bien écrit, « Gabriële » est une plongée dans le milieu artistique des années 10 (le livre s’arrête en 1919), et notamment dans les courants cubiste et dada que je connais mal (pas vraiment ma tasse de thé). Le contenu est très riche, tant au niveau du contexte que de la relation entre Picabia et Gabriële, mais reste accessible et agréable à lire. Les deux sœurs s’effacent derrière l’histoire, pour revenir régulièrement en fin de chapitre, nous faire part de leur étonnement, de leurs questionnements, et aussi de réflexions plus personnelles sur leur famille. Si on sent une certaine admiration pour le parcours hors norme de Gabriële, pour son charisme, pour sa séduction, pour son intelligence, pour sa façon de vivre très moderne pour l’époque, Claire et Anne Berest mettent aussi en avant le manque d’intérêt des Picabia pour leurs enfants. Leur grand-père, le dernier des quatre enfants, naît en 1919 alors que le couple est quasiment séparé, Francis vivant avec une autre femme qui met également au monde un fils quelques mois plus tard : aux deux garçons on donne…le même prénom, Lorenzo, décision qui montre la légèreté, le manque de considération avec lesquels les parents traitent les enfants dans cette famille, où l’amusement et l’égoïsme semblent primer. Le Lorenzo légitime, qui se fera appeler Vicente, se suicidera à l’âge de vingt-sept ans, laissant derrière lui une petite fille de quatre ans, Lélia, la mère des soeurs Berest. Gabriële ne s’intéresse pas plus à sa petite-fille qu’à son fils, et Lélia grandira hors de la famille Picabia. Pourtant, Gabriële semble intervenir quand il le faut puisqu’elle aidera la mère de Lélia, Myriam, qui est juive, à se cacher pendant la Seconde Guerre Mondiale et à échapper à la déportation. On sent à la lecture de « Gabriële » une histoire de famille compliquée, où la célébrité et la richesse des ascendants ne peuvent combler un manque d’amour et d’implication, où, avec les morts de la famille de Myriam, il n’y a plus de place pour une vivante absente, où s’intéresser à l’arrière-grand-mère et écrire pendant 3 ans sur elle, c’est trahir un peu la mère.
J’ai été très agréablement surprise par « Gabriële ». Les soeurs Berest ont réussi à écrire une biographie qui n’est pas un alignement mécanique de faits historiques, ou une simili-notice wikipedia, et à y mettre une touche personnelle sans pour autant tomber dans le grand déballage familial. On n’est pas dans l’hagiographie, ni dans le portrait à charge! Le récit, s’il est écrit à quatre mains, est très fluide, on ne sent pas « les coutures » entre les passages écrits par l’une ou par l’autre. Gabriële est une femme complexe et fascinante, qui évolue dans un univers trépidant où tout le monde est talentueux, connu, subversif, de bons ingrédients pour donner une histoire passionnante, servie par la complicité de Claire et Anne Berest dont la relation a dû être encore fortifiée par ce projet familial. Mon seul bémol serait que le livre se termine trop tôt: en 1919, Gabriële a 38 ans, il lui reste encore…66 ans à vivre, des années bien remplies puisqu’elle vivra à New York avec Duchamp, puis entamera une liaison avec Stravinsky, sera résistante pendant la guerre…Dommage de s’arrêter en si bon chemin, même si le livre est déjà bien dense…Un tome 2 serait le bienvenu!
Publié en Août 2017 chez Stock, 450 pages.
4e lecture de la Rentrée Littéraire de Septembre 2017.
D’accord avec toi sur le tome 2.
J’ai beaucoup aimé également ! (billet publié hier).
ah je vais aller voir ton billet 🙂
J’ai vraiment aimé ce livre dense mais sans détail inutile et c’est vrai que la suite de la vie de cette femme m’intéresserait aussi, j’espère également un tome 2
on va leur demander!
oh zut ! bon j’adore les soeurs Berest – je vais donc le réserver à la BM je sais déjà que je vais aimer ! Quelle femme (qui n’aurait pas du être mère mais bon sans elle pas de soeurs Berest..) 🙂
et je vais les voir au Forum Fnac Livres ! 🙂
Je sens que ce portrait de femme va me plaire !
je serais étonnée que ce livre ne te plaise pas!
Jen ‘ai vu que des avis positifs sur ce roman pour l’instant. Si en plus tu réclames une suite… 🙂
oui, l’accueil est très positif!
et c’est frustrant de ne connaitre que 38 ans de vie sur 104! ^^
Dans mes envies de rentrer… j
Mon comm ressemble à n’importe quoi…! Sorry! J’aime ces récits, ces enquêtes familiales et ce livre faisait déjà partie de mes envies de rentrée … À suivre!
je suis sûre que tu vas l’aimer! tu vas au Forum Fnac Livres? Les soeurs y seront le dimanche
JE ne connaissais pas du tout. Oui, de mon bout du monde, des fois, je suis un peu à l’ouest! Je prends note, c’est tout à fait le genre de livre qui peut me plaire.
je suppose qu’en France, on n’est pas toujours non plus au fait des sorties au Québec!