Je ne connaissais pas Didier Eribon, et je l’ai donc découvert avec « Retour à Reims », que Laure a proposé de mettre à l’affiche de l’épisode numéro 83 du podcast littéraire Bibliomaniacs.
Didier Eribon a quitté sa famille et la région rémoise à l’âge de vingt ans pour aller vivre à Paris. Durant trente ans, il a entretenu très peu de contacts avec ses parents et avec ses frères. Lorsque son père est placé en clinique puis décède, il retourne voir sa mère et se rapproche d’elle. C’est l’occasion pour lui de se remémorer sa jeunesse, qui s’est déroulée dans un milieu ouvrier et dans la pauvreté. En effet, si Didier Eribon a beaucoup écrit sur son homosexualité, il n’a jamais vraiment évoqué les rapports de classe : domination sociale et honte sociale. Pourtant, son arrivée à Paris a marqué à la fois l’affirmation de son orientation sexuelle, mais aussi la dissimulation de ses origines sociales, et la rupture avec le milieu dans lequel il a grandi, faisant de lui un « transfuge de classe ».
La rupture de Didier Eribon avec son milieu d’origine a donc été vue à travers le prisme de l’homosexualité, avec une opposition entre province/capitale et milieu homophobe/jeune gay et non comme une rupture entre l’intellectuel en devenir et le fils d’ouvrier. Son parcours fait forcément penser à celui d’Edouard Louis, avec lequel il est d’ailleurs très ami, puisque ces deux intellectuels sont à la fois homosexuels et issus d’un milieu populaire. « Retour à Reims » est cependant plus apaisé qu’« En finir avec Eddy Bellegueule » – mais Didier Eribon a une quarantaine d’années de plus qu’Edouard Louis et a donc plus de recul que ce dernier sur sa jeunesse. Il est plus dans le constat et l’analyse – et celle-ci est plus globale que son cas particulier – que dans le récit et les émotions.
Didier Eribon revient sur l’histoire de sa famille et sur sa jeunesse, et analyse ce qui lui a permis de devenir le premier à aller au lycée, et à faire des études, mais aussi ce qui l’a poussé à couper les liens avec son foyer. Le texte est très accessible et j’ai trouvé particulièrement intéressants les thèmes de l’engagement politique et de l’auto-élimination scolaire.
Au niveau politique, Didier Eribon s’est impliqué dès le lycée à l’extrême-gauche, dans des mouvements qui glorifiaient l’Ouvrier, tout en ne reconnaissant absolument pas ce personnage idéalisé dans le milieu dans lequel il évoluait, qu’il détestait, éprouvant de la honte pour les ambitions de consommation de ses parents, et pour leurs réalisations dont ils étaient très fiers alors que cela semblait dérisoire à ses yeux. Didier Eribon remarque en effet que très souvent, ceux qui évoquent le milieu ouvrier sont ceux qui en sont sortis, qui sont heureux d’en être sortis, et qui donc vont le critiquer, ce qui ajoute encore à l’illégitimité sociale de ce milieu. Il analyse également le glissement du vote ouvrier de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, en mettant en avant la déconstruction de l’idée de classes sociales pour passer à une société constituée d’individus, chacun étant responsable de lui-même, de ses choix et de son parcours.
Lui-même se considère comme un « miraculé » sur le plan scolaire. En effet, il souligne la relégation sociale, et le déterminisme social qui fait que les classes populaires, qui vivent de plus souvent entre elles, sans mixité, ont intégré le fait que les études ne sont pas faites pour eux : elles savent que cela existe, mais cela leur semble lointain et inaccessible. Tout est fait pour que se pratique l’auto-élimination et que les élèves de classes populaires sortent par eux-mêmes du système, par « absence de goût », dénigrement, ou même par ignorance que d’autres voies existent. (il explique par exemple qu’il était ravi de s’inscrire à la fac, sans savoir qu’il aurait pu étudier en classes préparatoires) Il dit de lui que, ne possédant pas les codes et le bagage nécessaire, il a dû tout apprendre (langage, élocution, culture), voire même « se rééduquer », et se donner des désirs et des droits allant au-delà du niveau de ses possibilités sociales, et aussi au-delà de ce que souhaitaient ses parents pour lui : en effet, ses parents voyaient d’un mauvais œil qu’il fasse des études, pour des raisons financières, mais aussi parce qu’il accédait à un monde inconnu d’eux – même si sa mère l’a quand même soutenu car elle aurait souhaité devenir institutrice, un objectif auquel la guerre et des problèmes familiaux avaient mis un terme.
Finalement, ne pas s’exclure du système scolaire a entraîné l’exclusion de sa famille et de son milieu, car les codes étaient en opposition : « en devenant ce que j’étais, et de l’autre, en rejetant ce que j’aurais dû être ». En analysant son parcours, Didier Eribon s’interroge d’ailleurs sur le rôle qu’a joué son homosexualité qui, à ses yeux, est probablement « le ressort de ce miracle » car elle l’a entraîné vers un désir d’ailleurs, et vers des valeurs qui n’étaient pas celles de son milieu social puisqu’il a choisi « le verdict sexuel » contre « le verdict social ».
Les analyses de Didier Eribon, qu’elles soient sociologiques, ou auto-biographiques, sont vraiment intéressantes et réfléchies, j’ai souligné d’ailleurs beaucoup de passages. Lui-même est relativement lucide sur son comportement et ne cherche pas à se rendre sympathique. Il admet qu’il s’est sauvé de son milieu et de sa famille- dans les deux sens du terme – et que n’ayant rien en commun avec ses parents ou avec son frère, il n’éprouve pas d’attachement pour eux, il n’a jamais vraiment cherché à mieux les connaître, à se rapprocher d’eux, mais au contraire à « annuler des liens sociaux » qui ne l’intéressaient pas. Il n’a pas non plus tenté de devenir le mentor de ses deux petits frères et de leur permettre d’accéder aux mêmes possibilités que lui.
J’ai désormais vraiment envie de découvrir ses « Réflexions sur la question gay ». Quant à « Retour à Reims », c’est un ouvrage qui plaira autant à ceux qui s’intéressent à la sociologie, qu’à ceux qui comme moi lisent plutôt des romans que des essais.
Publié en 2009 chez Fayard, 252 pages. Réédité chez Flammarion, collection « Champs Essais »
A retrouver à l’affiche de l’épisode 83 du podcast littéraire Bibliomaniacs ici.
Au moment de la parution du livre d’Edouard Louis, sur lequel les critiques s’extasiaient, j’avais moi aussi lu celui d’Eribon que j’ai préféré, et largement, probablement parce que plus analytique. Plus mature, bien sûr. Et c’est là que je remercie les médiathèques qui conservent les livres de fond…
oui, Didier Eribon a 40 ans de plus qu’Edouard Louis et il a choisi l’essai pour raconter son histoire, il met effectivement l’accent sur l’angle sociologique et l’analyse politique… moi aussi j’ai une préférence pour ce livre, même si celui d’Edouard Louis m’avait marqué à l’époque de sa sortie.