Nous n’irons pas voir Auschwitz – Jérémie Dres

La semaine dernière, je regardais Sophie Daull à La Grande Librairie qui expliquait avoir voulu consacrer un livre aux premières années de sa mère, morte assassinée, car lorsqu’une personne connait une mort brutale, toute sa vie semble se résumer à cette fin tragique et on en oublie tout ce qu’il s’est passé avant. C’est un peu la même démarche qui est suivie par Jérémie Dres qui raconte dans le roman graphique « Nous n’irons pas voir Auschwitz » son voyage en Pologne avec son frère Martin pour partir sur les traces de sa famille paternelle.

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Jérémie Dres

Contrairement à ce que l’on pourrait penser de deux jeunes Juifs qui vont en Pologne, leur but n’est pas d’aller voir Auschwitz – ils refusent catégoriquement d’y aller- mais de renouer avec l’histoire de leur famille. Le déclic s’est produit à la mort de leur grand-mère adorée, Téma. Elle leur racontait souvent ses jeunes années à Varsovie, sa vie avec ses parents et ses frères et sœurs…Jérémie et Martin ont eu envie de voir les lieux que leur grand-mère avait fréquentés, et d’en savoir plus sur leur famille paternelle, que ce soit à Varsovie, Cracovie ou dans un shtetl (petit village juif) . Malgré leurs craintes – depuis qu’ils sont tout petits, on leur a seriné que les Polonais sont antisémites et qu’un Juif en Pologne va forcément se faire insulter ou frapper – ils se rendent donc en Pologne, où ils vont rencontrer un certain nombre de personnes pour recueillir des informations à la fois sur leur famille et sur la communauté juive polonaise d’aujourd’hui.

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Jérémie et Martin vont vite se rendre compte que leur démarche n’est absolument pas inédite, et que beaucoup de Juifs se rendent désormais en Pologne, pour enquêter sur leur famille, comme eux, voire même pour revenir habiter dans leur pays d’origine. Ils rencontrent des membres de plusieurs associations juives, un rabbin, le directeur du cimetière où sont enterrés les parents de Tema, se rendent dans un festival de culture juive…Toutes les personnes avec lesquelles ils discutent leur disent être contactées tous les jours par des gens qui viennent de l’étranger chercher des informations sur leur famille, mais également par beaucoup de Polonais qui découvrent par hasard à l’âge adulte qu’ils sont juifs ou qu’ils ont des ancêtres juifs et qui sont complètement perturbés par ces révélations. A travers ces nombreux témoignages, c’est toute l’ambiguïté de la relation entre la Pologne et les Juifs qui transparaît.

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Ce pays – ou du moins les territoires qui constituent aujourd’hui la Pologne – a en effet compté une très grande population juive, et ceci pendant près de mille ans. Avant la Seconde Guerre Mondiale, il y avait environ 3,5 millions de Juifs en Pologne, qui était le berceau d’une culture juive très importante, souvent en yiddish – une époque notamment décrite dans les romans d’Isaac Bashevis Singer. La Shoah a quasiment anéanti la population juive polonaise, la moitié des 6 millions de Juifs assassinés étant polonais. Si la Pologne, entre ceux qui avaient pu se cacher et ceux qui étaient du côté soviétique, comptait peut-être 200 000 Juifs à la fin de la guerre, la communauté a vite décliné par l’émigration – le fait qu’il y ait eu des Pogroms APRES la fin de la guerre n’étant pas vraiment rassurant…- ou l’influence communiste qui n’incitait pas à la pratique de la religion et qui était plutôt antisémite. La reconstruction de la Pologne a effacé les vestiges de la communauté juive – bâtiments non reconstruits ou laissés à l’abandon, cimetières non entretenus…Pourtant, après la chute du communisme, il y a eu un renouveau de la pratique religieuse et de la vie culturelle juive, grâce notamment à des ressources étrangères – financières et humaines-, venant souvent des Etats-Unis.

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J’ai beaucoup apprécié le rendu des tribulations de Jérémie et Martin, qui sont contées de façon très dynamique et réaliste – l’auteur explique à la fin du roman graphique qu’il a tenu à reproduire de façon la plus fidèle possible les entretiens, et c’est très réussi, les dialogues, les échanges, les mimiques, donnent un style très vivant à ce livre. La relation entre les deux frères est également très bien rendue, avec leurs boutades, leurs disputes, leurs inquiétudes – il y a un côté très honnête dans cet ouvrage, l’auteur n’hésitant pas à représenter l’ennui des protagonistes face à certaines des personnes qu’ils interviewent! On suit Jérémie à la recherche de la maison natale de sa grand-mère, puis les deux frères d’entretiens en entretiens, on assiste à leur émotion lorsqu’ils retrouvent les tombes des parents de la grand-mère, avec la véritable orthographe du nom de famille, puisque l’administration française a mal retranscrit et les prénoms et les noms de leurs grands-parents, transformant Simchy en Simon, Téma en Thérère, Dress en Dres et Barab en Baran! On ressent leur malaise dans l’ancien shtetl lorsqu’ils ont l’impression qu’ils sont observés par la population locale et leur désarroi devant le cimetière dont les tombes non entretenues sont complètement recouvertes d’herbes. A force d’interviewer des gens, les deux frères reconstituent une image un peu patchwork de la communauté juive polonaise actuelle avec des avis très contrastés sur l’antisémitisme contemporain ou le dynamisme de la pratique religieuse – y a-t-il un vrai renouveau en Pologne et un changement des mentalités, ou est-ce une image d’Epinal finalement assez superficielle?

« Nous n’irons pas voir Auschwitz » de Jérémie Dres est un carnet de voyages vif et plein d’humour. Le récit est très vivant, et porté par un duo de frères attachants, qui, s’étant éloignés l’un de l’autre à l’adolescence, se retrouvent dans cette quête commune des origines de leur grand-mère adorée. J’ai beaucoup appris sur l’histoire des Juifs en Pologne, et j’ai trouvé l’angle du voyage vraiment très intéressant. En allant chercher plus loin qu’Auschwitz, en se concentrant sur la période précédant la Seconde Guerre Mondiale, les deux frères, comme ils le disent à la fin du livre, se retrouvent descendants d’une histoire riche et millénaire au lieu d’être seulement des descendants de la Shoah. Un récit à la fois personnel et universel qui m’a touchée et passionnée! (Seul petit bémol, l’écriture patte de mouche de Jérémie Dres parfois difficile à déchiffrer!)

Publié en Septembre 2011 chez Cambourakis, 200 pages.

15 commentaires sur “Nous n’irons pas voir Auschwitz – Jérémie Dres

  1. Beaucoup apprécié aussi, même s’il m’a fallu me faire au dessin.
    Ce problème des relations entre Juifs et Polonais est un des gros problèmes de la société polonaise aujourd’hui qui n’en finit pas de ne pas pouvoir oublier l’attitude des populations pendant la Seconde Guerre mondiale. A lire les écrits de l’historien Jan Tomasz Gross qui s’est vu décoré par le précédent gouvernement et auquel le nouveau menace de retirer la décoration. Et aussi le second roman traduit en français de Zygmunt Miłoszewski qui rend si bien compte de l’antisémitisme polonais.

    1. je me suis assez vite habituée au dessin, mais l’écriture est difficile!
      J’ai lu également « Un fond de vérité », mais je ne connais pas Jan Tomazs Gross, merci pour le conseil!

  2. Oh mais ça m’intéresse! (penser à démarrer des négociations serrées avec la bibli ^_^)
    Tu connais La propriété de Rutu Modan, une BD aussi, la Pologne aussi ?

  3. C’est très intéressant ce que tu écris, je me mets à la recherche de cette BD. Ce n’est pas à l’école que j’ai appris les pogroms et l’émigration massive des Juifs dans les années 50-60. On n’en parlait pas sous le régime communiste. L’année dernière on a visité le sud-est de la Pologne, puis Cracovie que je ne connaissais pas bien et mes enfants pas du tout. J’ai découvert le quartier juif avec ses synagogues, ses cimetières, ses restaurants et contrairement à ces frères, on est allés à Auschwitz. J’ai grandi dans une petite ville au nord ouest de la Pologne qui, jusqu’en 1945, appartenait à l’Allemagne, plusieurs communautés y vivaient; des Juifs, des Polonais catholiques, des Allemands protestants, une synagogue, une église évangélique, une église catholique côte à côte. Aujourd’hui, de la synagogue il ne reste que des traces au sol et du cimetière des restes des tombes abandonnées, c’est tellement triste.

    1. J’étais justement très curieuse d’avoir ton avis sur ce sujet – merci beaucoup pour ton commentaire détaillé et très intéressant. J’espère que ce roman graphique te plaira, et j’aimerais bien avoir ton avis sur le roman graphique en lui-même

    1. c’est peut-être les illustrations que j’ai choisies. J’ai trouvé que le trait était assez simple mais que les situations et les personnages étaient très bien rendus

  4. Comme je suis contente que tu parles ( et très bien) de cette BD que peu de gens connaissent !! Je l’avais beaucoup appréciée moi aussi (et chroniquée). L’honnêteté des deux gars m’avait séduite, et beaucoup le trait également , ce noir et blanc très pur et fourmillant de détails tout à la fois. Chouette ! :-))

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