L’autre qu’on adorait – Catherine Cusset

J’avais trouvé intéressant le précédent livre de Catherine Cusset (« Une éducation catholique ») mais je n’avais pas non plus été totalement convaincue, ce qui ne m’a pas incitée à me précipiter sur son dernier opus, « L’autre qu’on adorait ». Je ne l’aurais certainement pas lu cette année, étant submergée par les romans et les envies de lecture, si Coralie n’en avait pas fait un coup de cœur lors d’un précédent Bibliomaniacs, et cela aurait été fort dommage, car j’ai vraiment beaucoup aimé ce portrait que nous livre l’auteure de son ami Thomas.

« L’autre qu’on adorait » c’est Thomas Bulot, que Catherine Cusset rencontre lorsqu’il a 20 ans et elle 26. C’est un très bon ami de son frère, avec qui elle a une brève liaison qui débouchera sur une profonde amitié. Dès les premières pages, le lecteur sait que Thomas connaîtra un destin tragique : il se suicidera à l’orée de 40 ans. Catherine Cusset va nous raconter, ou plutôt lui raconter, puisqu’elle s’adresse à Thomas à la deuxième personne du singulier, le parcours d’un homme durant deux décennies, ou comment ce brillant khâgneux à qui tout souriait finira sans travail, sans avenir, couvert de dettes, souffrant d’une maladie mentale, bourré de médicaments, un sac en plastique sur la tête.

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Catherine Cusset

Présenté comme cela, on pourrait craindre le pire, un récit triste, misérabiliste, or pas du tout. Bien qu’on sache très vite que l’histoire va mal finir, Catherine Cusset nous livre au contraire un portrait vif, pétillant, attachant, plein d’énergie, à l’image de ce qu’était Thomas. Le jeune homme a connu plusieurs échecs cuisants, qu’ils soient universitaires, professionnelles ou amoureux. Tout a commencé lorsqu’il a échoué à entrer à Normale Sup, à l’inverse de ses proches amis, dont le frère de Catherine Cusset, alors qu’il était le meilleur élève de sa classe. Une déception qu’il saura dépasser en entrant à Sciences Po puis Columbia, qui sera le tremplin pour devenir professeur d’université aux Etats-Unis. Une carrière prestigieuse, mais concurrentielle, et qui nécessite beaucoup d’énergie et de travail soutenu : il y a peu de postes, beaucoup de candidats, et il faut publier articles et ouvrages régulièrement pour avoir une vraie chance d’être titularisé dans une université. Or Thomas, pour son premier poste, rate de peu la place de ses rêves, et doit se rabattre sur une université moins cotée. Il a beaucoup de bagou et de charisme, est très intelligent, très cultivé, très séduisant, mais a du mal à se focaliser sur le travail, à bûcher dur, à respecter contraintes, règlements et deadlines. Il a un côté fantasque et dilettante, un peu jemenfoutiste, compte beaucoup sur sa séduction et son talent oratoire pour s’en sortir, alors qu’il est dans une voie où certes, l’appréciation du recteur et des étudiants compte, mais où il faut surtout des preuves, du concret : combien de livres, combien d’articles il a publiés.

La maladie, tardivement diagnostiquée, expliquera en partie son comportement et ses échecs. Mais Thomas, pour autant, n’a pas eu une vie malheureuse. Il a toujours été beaucoup entouré, a eu des amis fidèles, des petites amies à la pelle, il a voyagé, a rencontré des personnes intéressantes, a fait la fête…Le portrait qu’en fait Catherine Cusset est riche et passionnant, car il prend en compte toutes les facettes du personnage, une vraie vision à 360 degrés. Elle qui n’y va pas avec le dos de la cuillère, qui a un côté brutalement honnête, à commencer avec elle-même, qui manque parfois de pudeur, qui aime disséquer et exposer, avait déjà dressé le portrait de Thomas, de son vivant, à une époque où elle était agacée par ses échecs personnels et professionnels et son comportement erratique, qu’elle ne comprenait pas. Thomas en avait été blessé, lui laissant entendre par une réflexion qu’elle ne posait sur lui qu’un regard superficiel, et qu’elle n’avait pas réussi à passer outre les apparences pour s’attacher à ses sentiments, à sa vie intérieure. Ce second portrait est très incarné et profond, et surtout très nuancé. Et puis la vie de Thomas a été vraiment intéressante, « L’autre qu’on adorait » est aussi un récit sur l’université américaine et son fonctionnement, un domaine que Catherine Cusset connait bien, elle qui réside aux Etats-Unis et a été professeur à Yale pendant plus de dix ans.

Difficile de savoir ce qui est inventé ou romancé dans cette biographie où Catherine Cusset apparaît sous son vrai nom, mais où elle donne des pseudonymes à son frère, son mari, sa fille… Finalement, peu importe, « L’autre qu’on adorait » est un récit addictif, que j’ai dévoré et beaucoup aimé, un portrait détaillé, sans concessions mais sans méchanceté ni pathos, et qui donne la part belle au côté brillant et solaire de Thomas. Un portrait tendre et énergique, qui ne fait pas l’impasse sur les difficultés et sur la mort tragique, mais qui rappelle surtout que Thomas fut un homme plein de rires et de vie.

Publié en Août 2016 aux Editions Gallimard, 304 pages.

36e lecture de la Rentrée Littéraire 2016.

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17 commentaires sur “L’autre qu’on adorait – Catherine Cusset

  1. J’ai entendu parler de ce roman à la Grande librairie et j’avais trouvé Catherine Cusset particulièrement touchante. Ta chronique donne bien envie de s’y pencher sérieusement.

  2. oh en une journée, je passe d’une grosse déception à un coup de cœur !!
    tu n’y vas pas avec le dos de la cuiller (sac plastique)
    quand tu parles d’une maladie mentale, non diagnostiquée à l’époque je suis curieuse
    pour l’université américaine, j’y suis allée et une de mes meilleures amies y enseigne, donc je connais le système et oui la pression est là présente, et quand tu décris Thomas, c’est touchant.

    1. en fait il est diagnostiqué maniaco-dépressif sur le tard, ce qui peut expliquer une partie de ses problèmes – mais pas tout je pense…
      Je me demande s’il n’était pas non plus atteint d’une sorte de « maladie de la facilité » : c’était quelqu’un de brillant et de charmeur, et qui n’a jamais eu à fournir beaucoup d’efforts pour réussir – jusqu’au jour où il a dû passer des concours puis ensuite se lancer dans le rythme des publications, avec grosse dose de travail et échéances à tenir – un schéma qui ne convient pas à quelqu’un qui n’a jamais vraiment appris à devoir travailler dur.

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