Je connais Michaël Prazan depuis de nombreuses années en tant qu’essayiste et documentariste, il a notamment travaillé sur les thèmes du terrorisme (avec par exemple son excellent livre « Une histoire du terrorisme », mais également un ouvrage sur Pierre Goldman), de l’islamisme ou encore sur les Einsatzgruppen. J’étais donc curieuse de le voir publier un ouvrage consacré à sa propre famille, et notamment à son père Bernard, orphelin de la Shoah et enfant caché pendant la Seconde Guerre Mondiale : « La Passeuse ».
Je suis d’ailleurs du genre à râler qu’on dirait qu’il ne s’est rien passé dans le monde après 1945 vu le nombre de films ou de livres évoquant la Seconde Guerre Mondiale qui sortent chaque année, mais quand je regarde la liste des livres que j’ai lus récemment, il semblerait que je fasse partie du public ciblé!
« La Passeuse » se compose de deux parties : dans la première, Michaël Prazan nous raconte le témoignage de son père Bernard, avec qui il entretient depuis toujours une relation difficile, dans le cadre d’un documentaire sur les enfants cachés initié par l’INA. Au début j’ai eu peur de ne pas apprécier ce livre, car je trouvais qu’il avait du mal à décoller, déroulant des faits biographiques et chronologiques malheureusement déjà vus. J’aurais préféré également que l’auteur se contente de ses réflexions et du témoignage de son père au lieu de reconstituer certaines scènes (le prologue quand Bernard et sa sœur arrivent à la gare avec la passeuse, l’internement d’Estera, plus tard la rencontre entre Bernard et Roselyne…).
Pourtant, au fur et à mesure des pages, ce livre a fini par me toucher et m’interpeller. Là où beaucoup de films ou de romans s’arrêtent lorsque la guerre se termine, lorsque le camp est libéré, « La Passeuse » nous parle beaucoup de l’après-guerre et des conséquences psychologiques terribles de la Shoah. Bernard, le père de Michaël Prazan, est né en 1935 de parents juifs polonais. Il a une soeur, Jeannette, de 3 ans son aînée. Son père, Abram, est arrêté en 1941 en tant que Juif étranger et interné au camp de Pithiviers, sa mère Estera, enceinte, sera quant à elle raflée en Juillet 1942 et emmenée à Drancy. Les enfants avaient été mis à l’abri ce jour-là chez une cousine. A peine étaient-ils partis de chez elle pour rejoindre leur tante Gisèle que la cousine et toute sa famille étaient raflées à leur tour. Les parents de Bernard et Jeannette seront déportés à Auschwitz et y mourront.
La tante Gisèle décide alors de les faire passer en zone libre, du côté d’Orléans, ainsi que leur cousine Régine. Tous trois sont confiés à trois passeurs, un couple et une jeune femme, Thérèse. Régine est confiée au couple, les enfants à Thérèse. Le couple livre Régine à la Gestapo, elle sera déportée et mourra à Auschwitz. Quant aux enfants, Thérèse les fait bien passer en zone libre comme prévu, mais Bernard est convaincu qu’elle travaillait elle aussi pour la Gestapo mais qu’elle a renoncé au dernier moment à les livrer.
Bernard et Jeannette vont être recueillis par des familles en zone libre, ils en changent régulièrement et ne sont pas placés ensemble. Si certaines familles sont gentilles, d’autres les rudoient ou leur font bien comprendre qu’ils ne les prennent en charge que pour l’argent. Un jour, dans un train qui les emmène encore dans une autre famille, ils manquent d’être arrêtés par la Gestapo. C’est un jeune résistant qui les accompagne qui les sauvera en les cachant dans les toilettes.
La fin de la guerre est bien sûr une bonne nouvelle, mais elle marque aussi la fin de l’espoir de revoir leurs parents. Bernard va devoir apprendre à vivre sans ce père qu’il n’a pas vraiment eu le temps de connaître, sans cette mère qui lui manquera toute sa vie. Et « La Passeuse » montre bien comment ces enfants ont été broyés par la Shoah, et comment leurs souffrances vont continuer bien après la fin de la guerre. Orphelins, ils sont ballottés, vivant parfois dans des foyers pour enfants juifs, parfois chez des parents qui les recueillent par charité mais pour qui ils sont souvent des poids. Cela contribuera à séparer définitivement Bernard et Jeannette, celle-ci se mariant le plus vite possible pour être indépendante. Ecole en pointillés pour ces enfants qui n’ont pas été scolarisés pendant la guerre, pas de psychologue pour les aider à atténuer leurs traumatismes…la vie sera dure, et cette dureté se répercutera sur la génération d’après. Les relations entre Bernard et son fils Michaël sont difficiles, à l’image de cette jeune femme qui elle aussi a perdu ses parents dans la Shoah lorsqu’elle était enfant, et qui confie qu’elle ne peut pas s’empêcher d’être jalouse de ses propres enfants qui eux ont une vie facile et sont entourés de l’amour de leurs parents.
La deuxième partie débute lorsque le frère aîné de Michaël, Franck, découvre grâce à un ami de la famille, que son père est mentionné dans un ouvrage. Il y est indiqué qu’il est passé en zone libre grâce à une certaine Thérèse Léopold qui fut plus tard dénoncée et envoyée à Auschwitz puis Ravensbrück. Grâce à ce même ouvrage, Michaël Prazan et son frère réalisent que la tante Gisèle avait revu cette fameuse passeuse après guerre, dans les années 60, et qu’il était fort possible que leur père ait été au courant, alors qu’il avait dit dans le documentaire qu’il n’avait jamais revu cette femme, dont il ne connaissait pas le nom. Et pourquoi était-il convaincu que cette femme avait pour objectif de les livrer aux Nazis alors que l’ouvrage semble indiquer que c’était une résistante? Thérèse Léopold étant encore en vie, âgée de quatre-vingt-quatorze ans, Michaël Prazan décide de la rencontrer…
« La Passeuse » m’a fait penser à plusieurs livres que j’ai lus récemment : « Retour à Lemberg » de Philippe Sands, que je chroniquerai bientôt dans le livre, pour le côté enquête familiale qui déterre des situations nébuleuses, « Et tu n’es pas revenu » de Marceline Loridan-Ivens qui apparaît dans le récit et qui évoque dans son livre les dommages collatéraux de la Shoah, « Je me promets d’éclatantes revanches » de Valentine Goby, car Thérèse Léopold faisait partie du même convoi que Charlotte Delbo, le fameux « convoi du 24 janvier » avec à son bord, 230 déportées politiques, mais aussi « Comment vivre en héros » de Fabrice Humbert car même si tout n’est pas clair sur les motivations de Thérèse Léopold, c’est quand même bien grâce à elle que Bernard et Jeannette ont échappé à la mort.
Dans cette partie, à l’atmosphère assez particulière car Michaël, qui devrait éprouver de la reconnaissance pour Thérèse Léopold, ne cesse d’avoir des doutes sur la véracité de ses propos, ressentant un malaise chaque fois qu’ils échangent, on côtoie les réalités les plus sordides de la guerre, et sans langue de bois. L’ignominie avec ce couple de « passeurs » collabos qui ont détroussé, dénoncé, torturé, livré des centaines de Juifs et de Résistants à la Gestapo. Mais aussi l’antisémitisme de certains résistants, même à l’intérieur des camps. Et aussi un récit de déportation d’une déportée dite « politique », mais qui contrairement à la majorité de ses camarades d’infortune n’est ni communiste, ni issue d’un milieu bourgeois. Un chapitre tout sauf manichéen : on est loin du « gentil déporté », du « gentil résistant » ou du « méchant antisémite »…
« La Passeuse » de Michaël Prazan, dont les premiers chapitres ne m’avaient pas vraiment convaincue, a fini par me passionner. L’ouvrage est très riche et a le mérite d’insister sur le fait que la fin de la guerre n’est pas la fin des souffrances pour les enfants orphelins de la Shoah, et que leurs traumatismes vont perdurer jusque dans leurs relations avec leurs propres enfants. On sent l’affection de Michaël Prazan pour son père Bernard, malgré leur relation difficile, et l’importance de ce témoignage, à la fois pour le père et le fils, pour se réapproprier une histoire familiale détruite et presque effacée par la Shoah. Et quant à l’enquête, même si elle met mal à l’aise car la situation est nébuleuse, elle a le mérite de mettre en avant qu’en temps de guerre, il est beaucoup question de hasard et de chance, et que rien n’est vraiment tout noir ou tout blanc.
A noter que Michaël Prazan a également réalisé un documentaire sur cette même histoire, « La Passeuse des Aubrais », dont vous pouvez regarder la bande-annonce ici.
Publié en Octobre 2017 chez Grasset, 320 pages.
26e lecture de la Rentrée Littéraire de Septembre 2017.
Très beau billet mais le sujet est un peu lourd et j’ai, comme toi, vu tellement de documentaires (dont certains sur le retour des Juifs après la guerre, très compliqué et la volonté de tout taire par le Gouvernement d’époque…) que je fais « une pause ».
Je viens de me replonger dans un autre conflit (la guerre du Vietnam) …
Je trouve au contraire que le retour des Juifs et l’après-guerre restent encore des sujets peu traités au niveau littérature et documentaires…
Tu as pris le temps d’en longuement et de parfaitement argumenter ton ressenti mais j’avoue que c’est un sujet qui m’attire de moins en moins (même si je suis persuadé que l’on ne pourra jamais se dire que l’on en a fait le tour un jour).
C’est néanmoins un livre intéressant et qui a le mérite d’aborder des thèmes qui sont finalement peu traités