Publié dans le cadre de la collection « Ma nuit au musée » dirigée par Alina Gurdiel, « Quand tu écouteras cette chanson » de Lola Lafon a pour point de départ une nuit passée dans l’Annexe de la Maison Anne Frank à Amsterdam.
Je dis point de départ, car il n’est pas ici question de raconter cette nuit différente des autres nuits, ou de décrire la vie nocturne de ce musée qui n’abrite aucune œuvre d’art. Ce qui aurait pu être le récit d’une expérience d’écrivain hors du commun devient un récit qui s’inscrit étrangement et parfaitement dans la vie et l’œuvre de Lola Lafon. Une œuvre dans laquelle la figure de l’adolescente façonnée par la société, par le monde des adultes, est prégnante. Une vie marquée par l’ombre de la Shoah, par l’absence et par le silence, par la disparition, par la dissimulation, par la nécessité de se fondre dans un milieu étranger – jusqu’à en fondre soi-même. « Nos arbres généalogiques ont été arrachés, brûlés, calcinés. Le récit s’est interrompu ». « Le ravage, dans ma famille, s’est transmis comme ailleurs la couleur des yeux ». « Ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil ». « Ne pas avoir l’air ».
Lola Lafon questionne toute l’ambivalence de l’amour, de la vénération portés à Anne Frank. « Un symbole, mais de quoi? De l’adolescence? De la Shoah? De l’écriture? » Il est beaucoup question d’Anne Frank, forcément, dans ce livre. De sa vie, documentée à l’excès. De sa déportation, de sa mort, qui elles, sont tout sauf romanesque et dont on parle peu, puisque ce n’est pas dans le Journal. Des conditions dans lesquelles elle a écrit ce Journal, des corps enfermés, empêchés, inquiets – de la récupération politique et artistique qui en ont été faites – on censure les règles, la sexualité, le régime nazi, le judaïsme, la Shoah, la colère, pour garder « des messages de Paix et d’Espoir ».
Pour être tout à fait honnête, quand ce livre est sorti, je ne m’y suis pas intéressée tout de suite, je n’avais pas envie de lire un énième ouvrage sur Anne Frank. Parce qu’elle est devenue un symbole universel, presque une marque, et que je n’avais pas envie que l’on se l’approprie une nouvelle fois. C’était sans compter la subtilité, la profondeur, la colère aussi de Lola Lafon, qui livre un texte d’une cohérence et d’une beauté rares, qui redonne à Anne Frank sa singularité, son individualité, son talent d’écrivaine, sa personnalité frondeuse, irrévérencieuse, mais aussi sa voix, sa chair, sa terreur, sa mort horrible – et ce n’est pas l’Histoire qui l’a tuée, mais bien des humains, au service d’un système – sa fosse commune aussi. Echo à sa grand-mère Ida Goldman (NDLR: oui c’est sa cousine), aux familles détruites, aux endroits où l’on ne reviendra pas, aux langues que l’on ne parlera plus, au traumatisme qui se passe de génération en génération et qui continue de tuer. Echo aussi à une enfance roumaine, et à un ami cambodgien, Charles Chea, la clé du titre, rencontré dans un parc à Bucarest. « Pour les Khmers rouges, Charles Chea ne fut qu’une tache à effacer, un cancer à éradiquer, un adolescent à abattre ».
C’est, je pense, le plus beau livre que j’aie lu cette année.
Publié en Août 2022 chez Stock, 180 pages.
Je partage tellement votre avis alors que Je viens de terminer cette lecture, encore très émue par ce récit où l’Histoire se mêle à l’intime mais de manière très digne.
très contente que vous l’ayez aimé également !