La désinvolture est une bien belle chose – Philippe Jaenada

Philippe Jaenada aime à se pencher sur des affaires des temps jadis : un massacre dans les années 40 dans « La Serpe », l’affaire Pauline Dubuisson dans « La Petite Femelle », le meurtre d’un enfant dans les années 60 dans « Au Printemps des Monstres ». Dans « La désinvolture est une bien belle chose », il s’intéresse à un fait divers de 1953, le suicide par défenestration d’une jeune femme de 20 ans, Jacqueline Harispe dite Kaki.

La vie de la jeune femme fait écho à plusieurs autres personnages féminins de l’œuvre de Philippe Jaenada : Pauline Dubuisson, mais aussi la conjointe de Lucien Léger, Solange. La tendresse qu’éprouve l’auteur pour cette jeune rebelle semble également venir du fait qu’elle lui rappelle, sur certains aspects, sa propre épouse, Anne-Catherine.

Jaenada s’interroge sur ce qui a pu pousser Kaki à se défenestrer. Malgré l’ancienneté de l’affaire, malgré sa courte existence,  il trouve un certain nombre d’informations sur ce qu’a été sa vie, car c’est une figure qui a marqué ceux qui l’ont connue. Elle fréquentait dans un café un peu miteux une bande de jeunes de son âge, qui ont fait l’objet d’un roman photo publié par Ed van der Elsken, « Love on the left bank » (je vous encourage d’ailleurs à aller voir les photos disponibles sur internet, qui sont magnifiques) et est évoquée dans plusieurs livres. Certains de ses comparses vont d’ailleurs devenir des artistes, comme Vali Myers, ou des intellectuels comme Guy Debord.

Alors qu’il enquête et écrit sur Jacqueline, Jaenada s’embarque dans une sorte de Tour de France des bars et des hôtels, chaque chapitre étant rédigé dans une ville différente. Comme d’habitude, il porte un regard intéressé, humain sur les gens qu’il croise, et excelle à décrire ambiances et situations.

C’est pourtant cette qualité – l’intérêt pour les autres – qui peut être le défaut de ce livre : beaucoup de monde gravitait autour de Jacqueline, et Jaenada, empathique et opiniâtre, veut vraiment rassembler le maximum d’informations sur ce qu’ils étaient, et ceux qu’ils sont devenus. Et, bien que la plupart des personnes soient nées dans les années 30 voire même bien avant, il arrive à amasser une quantité assez incroyable de détails sur eux. Mais entre la famille, les amis, les connaissances, les connaissances des connaissances, cela fait vraiment beaucoup d’informations sur des personnes qui ne présentent pas toujours un grand intérêt pour le lecteur. J’avoue avoir lu certains passages en diagonale, et je comprendrais que quelqu’un qui n’est pas adepte du style Jaenada se noie dans cette lecture qui, sans ligne conductrice forte, part un peu dans tous les sens, surtout si on y rajoute le détail des pérégrinations de l’auteur.

Et pourtant, le livre trace un très beau portrait de cette « jeunesse perdue », de toutes jeunes personnes déjà cabossées par la vie, par la guerre qui s’est achevée moins de dix ans plus tôt, par un désir de liberté qui s’abîme dans la drogue, l’alcool, les histoires sans lendemain, les larcins, les « centres d’observation » qui veulent museler les jeunes filles, et les grossesses non désirées… Jacqueline Harispe est orpheline, fille d’un collabo mort en prison. Une de ses camarades, Sarah, qui est juive, a quant à elle, perdu ses parents assassinés en déportation – et merci à Jaenada d’évoquer cette génération qui a survécu à la Shoah, mais qui n’a plus de parents, de soutien ou de repères…

On sent la tendresse, l’empathie, l’implication de Philippe Jaenada qui s’attache aux protagonistes avec une sorte de sentiment paternel – lui qui a un fils du même âge – et qui parfois est déstabilisé de se rendre compte que les propres enfants des gens qu’il décrit sont plus âgés que lui…

« La désinvolture est une bien belle chose » n’est pas le livre le plus structuré de Philippe Jaenada, et pas celui que je recommanderais à quelqu’un qui ne connait pas le style de l’auteur, mais c’est un beau livre qui fait revivre cette jeune femme trop tôt disparue. 

Publié en Août 2024 chez Mialet Barrault, 496 pages.

2 commentaires sur “La désinvolture est une bien belle chose – Philippe Jaenada

  1. Je suis tout à fait d’accord avec ta conclusion ! Ce n’est pas le roman le plus accessible de cet auteur, mais j’ai adoré le lire, et toutes les digressions ne m’ont pas tellement gênée, je me suis laissée aller à tenter de suivre …

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