J’ai découvert Jérémie Dres avec son roman graphique « Nous n’irons pas voir Auschwitz » qui raconte le voyage qu’il entreprend avec son frère Martin pour partir sur les traces de sa famille paternelle. Dans « Si je t’oublie, Alexandrie », Jérémie Dres explore cette fois-ci ses racines du côté maternel.
Jérémie Dres sait peu de choses de l’histoire de ce côté de la famille, juste que ses grands-parents sont nés tous les deux à Alexandrie en 1925, et qu’ils ont été expulsés d’Égypte en 1948, année de la création d’Israël : la Shoah a été un tel bouleversement que l’expulsion des communautés juives de la quasi totalité des pays arabes a eu peu de retentissement. Les grands-parents de Jérémie Dres ne lui ont jamais parlé de leur passé égyptien, et c’est à la mort de sa grand-mère que l’auteur récupère une valise pleine de photos des années 40 et qu’il interroge son grand-père, qui lui raconte de façon succincte son enfance miséreuse et son recrutement par une organisation communiste. Jérémie Dres décide de se rendre en Égypte enquêter sur son passé familial et sur la communauté juive de ce pays, un voyage qu’il n’entreprend pas avec son frère, qui vit désormais au Canada…mais avec sa mère !
Le binôme se rend au Caire puis à Alexandrie : dans ces deux villes, ils vont rencontrer quelques-uns des derniers Juifs d’Égypte et mais aussi des personnes non juives ayant travaillé sur ce sujet. Jérémie Dres et sa mère tentent d’en savoir plus sur cette Égypte cosmopolite, multiculturelle et multi-religieuse, ayant accueilli durant des siècles des Juifs de toutes origines : Séfarades expulsés d’Espagne au XVe siècle, Ottomans à la dissolution de l’empire, Ukrainiens ou Roumains fuyant les pogroms…Ils cherchent également à comprendre le contexte et les raisons des départs et expulsions des Juifs d’Égypte, des années 40 jusqu’en 1967.
L’enquête va se poursuivre jusqu’en Israël puisque les grands-parents y ont vécu quelques temps avant de s’installer en France. Là, Jérémie Dres et sa mère vont rencontrer la directrice du musée consacré aux Juifs égyptiens qui a milité pour que les Juifs expulsés des pays arabes soient reconnus comme réfugiés, ce qui ne s’est fait en Israël qu’en 2010, avec la création d’une journée consacrée à la commémoration de l’exil des pays arabes. Et en parallèle, Jérémie Dres essaie de reconstituer l’histoire de ses grands-parents, remplie de zones d’ombre et de mystères…
J’ai retrouvé dans « Si je t’oublie, Alexandrie » tout ce que j’avais aimé dans « Nous n’irons pas voir Auschwitz » : un carnet de voyage très vivant qui reproduit à la fois les pérégrinations de la mère et du fils et les entretiens qu’ils mènent avec les différentes personnes rencontrées. J’ai eu l’impression d’être présente dans la même pièce qu’eux, de les accompagner dans leur enquête, puisque Jérémie Dres retranscrit à la fois le discours des personnes et ses propres réactions : intérêt, surprise, agacement, malaise…J’ai été très intéressée par le thème de ce livre, qui reste encore peu traité : l’histoire des Juifs d’Europe fait l’objet de nombreuses œuvres, qu’elles soient de non-fiction ou de fiction, j’ai également lu plusieurs livres ou vu des films parlant des Juifs du Maghreb, en raison de la grande communauté séfarade de France, mais j’ai très peu lu sur les Juifs du Moyen-Orient – Iran, Irak, Égypte, Turquie, Yémen…qui ont quitté leur pays – volontairement ou pas, et pour des raisons diverses et variées – dans les années 40 à 60.
Ce roman graphique est donc extrêmement intéressant, et j’ai vraiment aimé l’approche de Jérémie Dres qui, sachant qu’il s’attaque à un sujet plus que jamais délicat, s’entretient avec des personnes qui abordent l’histoire avec des angles très différents et n’hésite pas, de retour en Europe, à demander leur avis à des universitaires, afin d’avoir un certain recul sur la question. Encore une fois, l’auteur part d’un sujet très personnel – l’histoire de sa famille, ses origines – pour réaliser une véritable enquête, et mêle d’une manière très plaisante rigueur journalistique et une certaine décontraction, ce qui rend cet ouvrage très accessible. J’ai vraiment appris beaucoup de choses en lisant « Si je t’oublie, Alexandrie », tout en prenant plaisir à suivre les aventures de ce duo attachant. Une belle réussite!
Publié en Octobre 2018 aux éditions Steinkis, 248 pages.
21e lecture de la Rentrée Littéraire de Septembre 2018.
Oui l’histoire a encore de nombreuses situations taboues et non débattues pour diverses raisons, souvent très politiquement correctes.
L’expulsion des Juifs d’Egypte en est un.
L’expulsion des Juifs d’Algérie en 1962 en est une autre ; elle a été décrite par Valérie Zenatti dans « Jacob, Jacob ».
Je lis actuellement « Le génocide voilé » de Tidiane N’Diaye sur la traite négrière arabo-musulmane, autre sujet peu abordé.
merci Arto pour vos commentaires toujours pertinents ! Bonne lecture pour « Le génocide voilé », un livre que je ne connaissais pas…
Instructif et plaisant, c’est ce que j’attends d’un carnet de voyage de ce genre.
je te le conseille fortement, tout comme Nous n’irons pas voir Auschwitz
Je veux lire les deux ! tu m’as trop donné envie 😉
oh oui, ils vont vraiment te plaire !