Le 5 Juin 1985, Gwendolyn Ann Turnbough est assassinée par son ex-mari Joël après des années de violence et de harcèlement. Sa fille, d’une première union, Natasha Trethewey, qui avait dix-neuf ans à l’époque, et qui est devenue professeur d’université et poète (elle a remporté le Pulitzer de Poésie en 2007) prend la plume trente ans après pour raconter ce drame dans « Memorial Drive », mais aussi pour rendre hommage à celle qui ne fut pas qu’une victime, mais une femme de caractère, cultivée, aimante, avec une brillante carrière professionnelle, tuée à l’aube de ses 40 ans.
Natasha est née en 1966, d’un père blanc canadien et d’une mère afro-américaine, alors que les mariages interraciaux étaient encore interdits dans son Etat d’origine, le Mississipi. Après quelques années, les parents divorcent et Gwendolyn décide de commencer une nouvelle vie à Atlanta, qui est devenue une ville essentiellement noire. Tout en travaillant dans un bar, elle reprend ses études, obtient un mastère, et décroche un très bon travail de directrice des ressources humaines. En parallèle, elle rencontre celui qui va devenir son second mari, Joel, dit Big Joe…
« Memorial Drive » est un texte analytique, sobre, tout en restant littéraire. C’est un récit très fort, terrible, sur le deuil, la colère, la souffrance, la honte, la culpabilité. Dès que Natasha rencontre Big Joe, elle est mal à l’aise, remarque des détails dérangeants, est victime de brimades et de harcèlement de la part de son beau-père, mais n’en parle jamais franchement avec sa mère. Il faut dire que Big Joe est un homme colérique, jaloux du succès professionnel de sa femme, jaloux du temps qu’elle dédie à Natasha, qui a instauré une chape de plomb sur le foyer et fait tout pour que mère et fille n’aient pas vraiment de moments privilégiés, pour que Gwendolyn n’ait pas non plus d’occasions de nouer des relations amicales, notamment avec ses collègues. Lorsque Natasha alerte son institutrice sur la violence de Joel envers sa mère, elle ne reçoit qu’une réponse de principe, teintée de fatalisme. Et c’est tout le fil conducteur du récit de Natasha Trethewey : le meurtre de sa mère aurait-il pu être évité? Natasha apprend en effet qu’elle-même a échappé de peu à un assassinat quelques semaines avant le drame, et est depuis hantée par l’idée que sa propre mort aurait empêché que sa mère soit tuée.
Ce texte est terrible, les pages de retranscription du harcèlement téléphonique que subit Gwendolyn alors qu’elle est divorcée de Joel sont étouffantes, on sent la folie de l’homme, son désir de tout contrôler, le fait que malgré les actions de la jeune femme pour s’éloigner de son conjoint, pour prendre un nouveau départ, cela ne s’arrêtera jamais. J’ai été très perturbée également par ce que Natasha découvre au sujet de la naissance de son demi-frère, j’ai trouvé ça très dérangeant, et je me dis qu’il y a peut-être d’autres choses terrifiantes qui ne sont pas dites dans ce livre.
A lire absolument !
Publié en Août 2021 à l’Olivier, traduit par Céline Leroy, 224 pages.
Je n’ai pas réussi à me défaire d’une certaine distance avec ce livre, pourtant fort, j’en conviens. Tout d’abord, certaines parties comme les rêves et la rencontre avec un médium qui m’ont laissée de marbre, et ensuite l’impression que tout n’est pas dit. Je comprends que l’auteure n’a voulu dire que ce qu’elle savait, et rien de plus, mais j’ai trouvé le livre un peu bancal, du coup.
oui la rencontre avec le médium n’est pas le meilleur passage de ce texte, et je te rejoins sur le fait qu’il y a des zones d’ombre (sur la naissance du petit frère notamment) – je pense que cette distance est voulue par l’autrice, c’est un sujet tellement fort, tellement horrible, qu’elle-même garde une sobriété, une froideur, qui tient un peu le lecteur à distance de cette histoire très personnelle (même si la violence faite aux femmes, et les féminicides sont un thème universel)