Le « Smotshe » du titre de l’ouvrage de Benny Mer, est une rue de Varsovie, mais qui n’a plus rien à voir, dans sa topographie comme dans sa population, avec celle qu’elle était pendant l’entre-deux-guerres et que l’auteur israélien nous décrit dans cet ouvrage.
A l’époque, un tiers de la population de la capitale polonaise est juive, et la rue Smotshe se trouve dans le Nord de la ville, en plein dans le quartier juif de Muranow. C’est une rue malfamée, essentiellement habitée par des gens de condition très modeste, et dans laquelle on ne s’aventure pas sans bonne raison.
Benny Mer est un amoureux du yiddish, et cette langue et l’histoire de la rue Smotshe sont intimement liées. Elles représentent toutes deux un monde qui a presque totalement disparu, et que l’auteur essaie de faire revivre dans ce livre. Il ne reste que très peu de traces de ce qu’a pu être et représenter cette rue, qui comptait pourtant quelques dizaines de milliers d’habitants avant la Seconde Guerre Mondiale : une ou deux photos, quelques rapides mentions dans la littérature, quinze secondes de film, une poignée d’habitants, aujourd’hui très âgés, et qui l’ont connue enfants.
C’est donc presque en archéologue, essentiellement en explorant la presse juive de l’époque, que l’auteur exhume des informations sur la rue, dont il a entendu parler dans un poème en yiddish de Binem Heller qui évoque sa sœur assassinée. Benny Mer décrit les conditions de vie, les magasins, la vie culturelle (notamment autour du théâtre), la vie religieuse, retrouve des noms d’habitants dont il cherche à connaître le destin (sans grande surprise, la plupart sont morts durant la Shoah, quelques-uns ont cependant émigré)…C’est d’ailleurs sur une période en pleine mutation qu’il se penche : cette génération de jeunes juifs polonais, et notamment les filles, a bénéficié de la scolarisation obligatoire, a donc appris la langue polonaise, et s’est par conséquent confrontée à des horizons plus larges que le quartier juif où tout le monde parlait en yiddish ; mais les quotas anti-juifs et la montée de l’antisémitisme ont également renforcé le sentiment d’appartenance, et la fréquentation des associations religieuses, voire sionistes.
Je ne peux qu’être admirative du travail incroyable de recherche et de synthèse accompli par Benny Mer. L’ouvrage est extrêmement riche et foisonnant, avec de nombreuses références, notamment à l’art yiddish (littérature, théâtre, poésie). Je me suis d’ailleurs parfois sentie submergée d’informations sur des thèmes dont j’étais trop éloignée pour pleinement les apprécier (la partie sur le théâtre par exemple, que j’ai trouvée trop longue et trop dense). Il m’a également manqué, je pense, un angle humain (mais l’auteur n’y est malheureusement pour rien, comme je l’écrivais plus haut, il n’y a quasiment plus de témoins vivants) pour pleinement apprécier ce que Benny Mer proposait, et que ce livre, d’intéressant, devienne passionnant.
Smotshe est un ouvrage très détaillé, exigeant, qui deviendra un livre de référence pour qui s’intéresse au yiddish, à la transmission, et à la perpétuation d’un univers quasiment disparu.
Publié en Octobre 2021 chez L’Antilope, traduit par Gilles Rozier, 334 pages.